Dakar, Bruxelles puis Paris, Drumming taille XXL
Isabelle Calabre
Gestes hypnotiques et motif musical répétitif, l’entêtant Drumming est certainement le spectacle le plus représentatif de l’écriture d’Anne Teresa de Keersmaeker. Dans la continuité des projets monumentaux du Conservatoire de Paris — après la reprise de pièces de Merce Cunningham, Trisha Brown puis Lucinda Childs avec une centaine d’étudiants à chaque fois – c’est au tour du monument de la chorégraphe belge de passer à l’échelle XXL. Pour ce faire, l’école parisienne s’associe naturellement au lieu de formation bruxellois P.A.R.T.S. (lire l’article ici) mais aussi à l’École des Sables au Sénégal. CN D Magazine éclaire le point de vue de cette institution et de ses jeunes interprètes africains.
Faire d’une pièce-signature d’Anne Teresa de Keersmaeker une passerelle créative entre trois pays et une infinité de cultures. Tel est l’enthousiasmant pari de la recréation de l’emblématique Drumming, sur la musique éponyme de Steve Reich, performé début juin à la MC93 de Bobigny et sur le parvis de la Grande Halle de la Villette à Paris. Né des désirs conjoints de Cédric Andrieux, directeur des études chorégraphiques du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP), Charlotte Vandevyver directrice de P.A.R.T.S. à Bruxelles, Alesandra Seutin et Wesley Ruzibiza à la tête de l’École des Sables au Sénégal, le projet réunit soixante-deux interprètes issus des trois formations. Un format hors norme pour une aventure qui ne l’est pas moins.
Hormis pour les Bruxellois – qui ont étudié la pièce l’année précédente, le répertoire de Keersmaeker faisant partie de leur cursus –, l’apprentissage de cette recréation s’est déroulé à Toubab Dialaw. C’est là, au sud de Dakar, qu’est installée l’École des Sables, le Centre International des Danses Traditionnelles et Contemporaines d’Afrique fondé il y a vingt-cinq ans par Germaine Acogny et Helmut Vogt. Durant un mois, onze étudiantes et étudiants du CNSMDP ont donc travaillé avec douze danseuses et danseurs africains sous la direction de Clinton Stringer, professeur à P.A.R.T.S., qui a fait partie de la Compagnie Rosas à la création de Drumming en 1998. Une première rencontre des trois groupes a ensuite eu lieu le 26 mai à Bruxelles, suivie d’une semaine de répétitions finales à Paris. Si tous y ont trouvé matière à de riches échanges, c’est sans doute pour les Sablistes, davantage éloignés géographiquement et stylistiquement de l’écriture de la chorégraphe belge, que l’expérience fut la plus passionnante.
Alesandra Seutin, par ailleurs régulièrement invitée à donner des cours à P.A.R.T.S., a porté une attention particulière à la sélection des candidats : « Nous avons contacté une vingtaine de danseurs, tous passés par nos stages, raconte-t-elle, nous leur avons transmis une vidéo comprenant une courte séquence de Drumming. Ils devaient nous retourner deux interprétations : la première très fidèle, la seconde plus personnelle. Nous avons ainsi pu déterminer qui nous semblait capable d’appréhender cette esthétique. » À l’issue d’un stage qu’elle a suivi sur place en février, Marie-Olivier Nkene Ndong, jeune Gabonaise de 22 ans s’est vu pour sa part directement proposer d’entrer dans la danse. « J’avais le désir d’expérimenter le milieu contemporain et j’avais vu sur internet le travail d’Anne Teresa, dont quelques extraits de Drumming, raconte la danseuse formée au hip-hop, au krump et aux danses africaines, cela me paraissait très loin de ce que je faisais et très au-delà de mes capacités corporelles. Mais ça m’a justement donné envie de comprendre comment tout ça fonctionnait. »
Durant ces quatre semaines, le rythme fut soutenu. Classe chaque matin à 11h, avec en alternance cours de ballet et technique Acogny – remplacés durant le séjour bruxellois par un entraînement de Pilates. L’après-midi : quatre heures trente de répétition jusqu’à 18h. « Techniquement, c’était pour moi très difficile, avec tous ces sauts dont je n’avais pas l’habitude. Au bout d’une semaine, j’ai eu un gros moment de doute, confie la jeune danseuse. Heureusement, j’ai pu en parler avec Clinton, qui m’a alors redonné confiance en moi et permis de trouver en mon propre corps ce que je pouvais offrir. »
Ayant suivi les élèves de son école tout du long du processus, Alesandra Seutin abonde : « Chacun a dû faire preuve de grandes capacités d’adaptation. Ce fut d’ailleurs la même chose pour les Français, confrontés à un environnement inédit. Mais une fois surmontées les frictions dues aux différences culturelles ou religieuses, une dynamique de groupe s’est formée. » De son côté, Clinton Stringer se réjouit de voir « comment les différents styles de danses dont chacun était porteur entraient en dialogue avec les structures de Drumming. » Le workshop comprenait deux phases : l’apprentissage du matériau original dans toute sa complexité géométrique, la chorégraphie étant faite de variations d’une seule phrase de mouvement répétée en boucle, et une partie plus créative. « Les danseurs devaient alors réutiliser ces formes pour créer des duos et des trios. Nous avons vu ainsi naître des formes hybrides surprenantes », se félicite-t-il.
De ce « premier grand projet en tant qu’interprète », Marie-Olivier Nkene Ndong assure avoir beaucoup appris, notamment en termes de méthodes de travail. Ça la pousse, dit-elle, « à apprendre encore davantage », et peut-être à oser proposer ensuite son talent aux chorégraphes qu’elle admire : Johana Malédon, Bienvenue Bazié ou l’indétrônable… Germaine Acogny !
Journaliste culture et danse, Isabelle Calabre collabore à divers magazines et sites spécialisés. Elle écrit également pour plusieurs théâtres et festivals, et est notamment l’autrice de livres sur le hip-hop et de l’album jeunesse Je danse à l’Opéra (éd. Parigramme). Depuis 2018, elle mène un travail de recherche sur les quadrilles des Antilles et de la Guyane, danses sociales du monde créole, qui a reçu en 2020 le soutien du CN D.