Roof Piece de Trisha Brown - Regarder au loin
Léa Poiré
Avec sa technique qui perfectionne le lâcher-prise, Trisha Brown (1936-2017) a marqué l’histoire de la danse ainsi que celle, personnelle, de Noé Soulier. En 2020, tandis que la pandémie éloigne les corps, le chorégraphe invite la compagnie de Trisha Brown à transmettre à distance l’œuvre Roof Piece aux étudiants du Centre national de danse contemporaine (Cndc), dont il vient alors de prendre la direction.
À Angers, des danseurs perchés sur les toits de la ville se répondent, comme les interprètes de Trisha Brown le font dans la vidéo ci-dessous, tournée en 2015 à Pantin. Pour boucler la boucle, en pleine création américaine avec les danseurs de la Trisha Brown Dance Company, Noé Soulier ouvre une fenêtre sur son travail en livrant son regard sur cette pièce née en haut des gratte-ciels de New York.
« Roof Piece est peut-être l’une des pièces les plus marquantes de l’art dans la ville et de la confrontation de la danse aux espaces non-théâtraux. Mais Roof Piece n’est pas seulement ça. C’est aussi l’exploration du regard : les interprètes sont très éloignés et placés en ligne, ils se suivent sur les toits de New York ou ici à Pantin. Il y a comme une sorte de signal qui est envoyé par le premier interprète qui improvise un geste ensuite reproduit par le deuxième, le troisième, etc. Le geste sera forcément un peu transformé par la distance, qui change la nature même du mouvement. Les spectateurs sont d’habitude positionnés sur les toits ou à des endroits qui leur permettent de voir tout ou partie de cette scène – ils sont donc eux-mêmes très loin des danseurs. Ce qui est étonnant, c’est que publics comme danseurs sont pris dans cette expérience de déchiffrement.
Je n’ai jamais dansé Roof Piece. À Angers je suivais l’implantation des plateformes, on en avait d’ailleurs installé une sur l’eau. Ce que je sais cependant, c’est qu’il n’y a pas de figures préétablies : cela rendrait la chose trop facile à reconnaître puis à reproduire. Les mouvements évoluent plutôt dans une gestualité globale qui est celle de Trisha Brown. J’ai longtemps essayé de définir ce style, ce corps-là. Je crois que ce qu’il rend visible, ce sont les dimensions physiques fondamentales qui ne dépendent pas de nous mais qui participent au mouvement : la gravité, l’inertie. La compagnie de Trisha utilise beaucoup le terme anglais « momentum ». Ce mot vient de la physique ; techniquement parlant, il s’agit de la quantité de mouvement, soit le produit de la masse par l’accélération. Sans passer par la théorie, on peut le ressentir en donnant de l’élan à son bras dans l’espace, par exemple. Il me semble que cela apporte à la danse de Trisha une certaine impression de liberté, ou ce fameux « release », qui est d’avantage une pratique de lâcher-prise qu’un relâchement.
J’ai été extrêmement influencé par cette technique et le travail de Trisha Brown pendant mes études, lorsque nous avons remonté une version de Set and Reset. Venant de la danse classique, je découvrais alors un vocabulaire différent, une toute nouvelle approche du mouvement, non seulement dans la forme mais aussi dans la manière de le vivre. C’était comme basculer dans un autre monde, passer d’une appréhension géométrique à une autre, mécanique. Quand j’ai commencé à chorégraphier, je me suis demandé quelles autres manières de définir le mouvement pouvaient exister en dehors de ces deux paradigmes. Je me suis mis à travailler des mouvements motivés par des buts pratiques : frapper, lancer, éviter, etc. J’ai essayé de créer une situation où ce but est très concret pour les performeurs mais non identifiable pour le spectateur. Il s’agit donc de passer par des distorsions. Par exemple : frapper des objets imaginaires ou avec une partie du corps fragile comme la gorge, la cage thoracique. Ce vocabulaire que je développe est assez éloigné des corps des danseurs de Trisha Brown. En créant aujourd’hui une pièce avec huit interprètes de la compagnie, ce qui m’intéresse c’est d’observer quel dialogue s’établit entre ces différents rapports au corps, ces différentes pratiques et écritures du mouvement. Le jeu est infini. »
Propos recueillis par Léa Poiré
Léa Poiré est une journaliste indépendante basée à Paris et Lyon. Après des études chorégraphiques, ayant été responsable danse et rédactrice en cheffe adjointe pour le magazine Mouvement, elle s’inscrit aujourd’hui dans le champ du journalisme culturel, l’éducation aux médias et collabore en tant que chercheuse avec la chorégraphe Mette Edvardsen. Elle assure avec Laura Capelle la direction éditoriale du numéro #4 du CN D magazine.
Roof Piece
Chorégraphie : Trisha Brown
Interprétation : Trisha Brown Dance Company
Production / Coproduction de l’œuvre vidéo : Enregistré au CND et sur les toits de Pantin en octobre 2015
https://www.numeridanse.tv/videotheque-danse/roof-piece
« Trisha Brown & Noé Soulier »
Programme de la compagnie Trisha Brown
Working Title (1985)
chorégraphie Trisha Brown
For M.G. : The Movie (1991)
chorégraphie Trisha Brown
Nouvelle création
chorégraphie Noé Soulier