Expérience de l’altitude, de la marche, de la lumière, de l’effort : la montagne semble devenir un nouveau laboratoire d’expérimentation pour la danse. Que cherchent ces chorégraphes qui tutoient les sommets ? Au cœur de cet environnement intense et spectaculaire, les corps se réajustent et les perceptions s’intensifient – une mise à l’épreuve qui devient moteur d’invention. Pour CN D Magazine, les chorégraphes Aurélien Dougé, Vânia Vaneau, Manuel Roque et Julien Monty racontent leur rencontre avec les reliefs montagneux.
© Célia Gondol
Face au glacier du Mont Miné dans le Val d’Hérens en Valais en Suisse, la montagne impose son propre rythme. Aurélien Dougé a choisi d’y convoquer son équipe pour la première résidence d’Aux Lointains (2024). « Je voulais initier une réflexion commune hors du studio, explique le chorégraphe. Avoir tous les outils à portée de main nous pousse inconsciemment à produire. Mon objectif était de prendre le temps de vivre une expérience commune, sans pression de résultat. » Chaque jour, le groupe randonne vers les cimes avoisinantes. Le paysage devient alors une matière de création : les itinéraires, croisements et ascensions enregistrés deviendront la cartographie de la chorégraphie.
L’un des temps forts de cette résidence a été une marche de nuit au pied du glacier, guidés par les lueurs de la vallée et l’ombre des reliefs. « La montagne n’est jamais silencieuse. Dans l’obscurité, chaque bruit est amplifié, le moindre glissement de pierre ou craquement du glacier devient événement. » Privés de repères visuels, les corps avancent dans une écoute accrue ; chaque son, chaque vibration, devient un fil ténu à suivre. Cette expérience de perte et d’acuité sensorielle inspire directement la matière lumineuse du spectacle : des lampes de sodium diffusent une lumière, proche du sépia, restituant ce basculement progressif vers une vision en noir et blanc.
En octobre 2023, Vânia Vaneau amène son équipe à l’Observatoire du Pic du Midi, perché à 2877 mètres d’altitude, au cœur des Pyrénées. Ce lieu hors norme, habituellement dédié à l’observation du ciel, devient pour quelques jours un laboratoire sensoriel où l’air, la lumière et le vide imposent une nouvelle écoute du corps. « Il s’agit d’un endroit extraordinaire, qui donne la sensation physique d’être suspendu dans le ciel. » Première compagnie de danse accueillie en résidence dans ce lieu réservé aux scientifiques, elle cherche avant tout à vivre une expérience partagée. « J’étais curieuse de découvrir ce lieu hors du commun et de rencontrer les astronomes, pour approcher leur manière d’expérimenter la lumière. »
À cette altitude, la montagne agit sur le corps comme une force invisible. La lumière devient matière, la perception se distend, la corporéité se transforme : « Ce que l’on a vécu a affecté notre rapport au temps, à l’équilibre, à nos sensations. » Ce court séjour agit comme une chambre d’écho pour sa création Heliosfera (2024). L’accès au coronographe, instrument permettant d’observer la couronne solaire, a ouvert de nouvelles pistes de réflexion esthétiques : « Je travaille depuis longtemps sur la notion de paysage. Là-haut, l’idée même de paysage a explosé, elle n’était plus terrestre mais cosmique, infinie. Imaginer l’univers à cette échelle était une expérience vertigineuse. »
© Vânia Vaneau
Retour dans les Alpes, avec Julien Monty, dont la prochaine création Gasherbrum renoue avec ses souvenirs d’enfance dans la station de sports d’hiver Auris-en-Oisans, entre vacances familiales et premières ascensions. « Mon père, fou d’alpinisme, est mort en montagne. Ça a renforcé cette relation très forte et intime avec cet environnement. » Inspiré par le documentaire Gasherbrum (1985) de Werner Herzog, qui retrace l’expédition de deux sommets himalayens, le chorégraphe souhaite explorer le lien entre alpinisme et danse : deux pratiques traversées par l’engagement total du corps et de l’esprit. « Dans le film, l’alpiniste Messner compare sa pratique à une quête intérieure, un art de vivre, autant d’échos que je trouve dans la danse. C’est ce lien entre alpinisme et chorégraphie, traversé par l’engagement, qui m’intéresse. »
Pour cette prochaine création, le chorégraphe a l’intention de faire vivre ses acolytes du collectif Loge22 l’expérience physique de la montagne, en grimpant sur l’une des arêtes du Râteau (3769 mètres), dans le Parc des Écrins. « J’aimerais qu’ils et elles ressentent concrètement le poids du vide, la tension de la corde, le vertige. Certaines personnes de l’équipe sont déjà angoissées à l’idée de monter. Mais cette appréhension du vide va servir de matériau chorégraphique. Je cherche à capter ce moment d’équilibre fragile où l’on ne tient que par l’attention à l’autre, où le vide agit comme un révélateur du lien. »
Face à l’immensité des montagnes, Manuel Roque a choisi la solitude comme terrain d’exploration. À l’été 2021, le danseur et chorégraphe basé à Montréal s’élance seul sur la Pacific Crest Trail, sentier mythique à l’ouest des États-Unis. Plus de 4 000 kilomètres de montagnes vertigineuses, de paysages désertiques, de forêts calcinées et de glaciers. Pendant trois mois, l’isolement, l’effort et le silence ouvrent un espace propice à l’introspection. « Ce projet, qui était d’abord une aventure de vie, a fini par nourrir ma démarche. » Confronté à l’immensité, son corps se réaccorde à l’essentiel : respiration, attention, observation. Dans cet environnement, l’espace mental devient infini : « J’ai appris à habiter autrement l’immobilité, à observer sans lassitude. » Cette capacité nouvelle d’attention profonde deviendra la matrice de son solo Sierra Nevada (2022).
Sur ce sentier, l’image romantique du marcheur libre, souvent associée à la randonnée, se révèle plus complexe : le moindre écart hors du tracé balisé peut devenir fatal. Cette tension entre contrainte, liberté et recherche d’émancipation inspire la dramaturgie de sa création : comment trouver une forme de liberté à l’intérieur d’une partition écrite ? « J’ai découvert une capacité à me concentrer sur des éléments très simples, à les observer, en profondeur. » Cette expérience transforme la perception du mouvement : habiter cet espace devient un acte méditatif, presque sacré. La montagne n’est pas seulement ascension : elle est descente en soi.
Licencié en arts plastiques (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et diplômé de l’École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy, Wilson Le Personnic est également titulaire d’un master en danse à l’Université Paris 8. Il collabore aujourd’hui avec des artistes du champ de la danse et développe une activité d’écriture pour des journaux et des théâtres.