Bigoudis, éponges et sourires fugaces : Carnation de Lucinda
Ruth Childs
« La logique de Carnation est celle de quelqu’un qui se trouve en fait dans une situation similaire à celle d’un parachutiste sautant d’un avion. Cette personne a sur elle tout ce dont elle a besoin, et donc l’ordre dans lequel elle fait les choses qu’elle fait suit une logique nécessaire, qui permet le saut » (archives de Lucinda Childs).
J’ai plongé dans Carnation de Lucinda Childs à l’été 2014, dans ce qui était alors sa maison et son studio d’Aquinnah, sur l’île de Martha’s Vineyard. Nous avons commencé par organiser le matériel dont nous aurions besoin, rassemblant les éponges colorées rectangulaires adéquates, les bigoudis en mousse, l’essoreuse à salade et le sac poubelle bleu. J’avais apporté un justaucorps rouge et une paire de chaussettes. Lucinda a directement cousu les chaussettes sur un drap blanc qu’elle avait chez elle. Ensuite, nous avons mesuré les dimensions pour le tabouret, la table et le panneau blanc. Elle m’a expliqué qu’il était extrêmement important d’avoir quelqu’un derrière le panneau pendant le spectacle, au cas où mon sac et mes éponges tomberaient pendant que je fais le poirier. Je me souviens avoir pensé que Lucinda s’intéressait déjà à la diagonale en 1964, car le panneau, la table et le sac à la fin sont placés sur une diagonale. Chaque élément de Carnation avait une place et une utilité si spécifiques qu’une fois ces règles connues, j’ai pu apprendre la chorégraphie proprement dite très rapidement.
Puis, petit à petit, Lucinda m’a donné des indications précises sur le rythme de la pièce, directement lié au son (des éponges, de l’essoreuse à salade qui tombe sur la table, de mon doigt qui s’enfonce dans le sac bleu, du sac qui traîne à mon pied). Elle m’a expliqué que je devais coordonner le mouvement de ma tête (vers la droite ou la gauche) avec le bruit du rouleau en mousse que l’on retire des éponges entre lesquelles il est placé. Le sourire et le froncement de sourcils m’ont aussi semblé être des éléments utilisés de manière précise dans la pièce. Elle m’a dit que le sac vous fait d’abord sourire, puis froncer les sourcils, parce que vous n’arrivez pas à retrouver le sourire, et c’est alors que la course et le saut en diagonale suivis du saut périlleux arrière interviennent trois fois, comme un motif, ou une stratégie pour retrouver le sourire. Mais cela ne marche pas. La troisième fois n’est pas la bonne. Coupez. Noir.
J’ai vu Carnation pour la première fois en 1989 sur la BBC, au Royaume-Uni. J’avais 5 ans. J’ai trouvé ça drôle et mystérieux. C’est toujours le cas, car Lucinda parle surtout des détails de la pièce. Mais je remarque que si je respecte ses détails, Carnation commence à me sembler familier et je n’ai pas vraiment besoin d’en savoir plus.
Ruth Childs est danseuse et chorégraphe anglo-américaine basée à Genève. En 2014, elle fonde l’association Scarlett’s pour développer son travail personnel en conciliant danse, performance et musique. Elle mène depuis 2015 un projet de re-création des premières pièces de sa tante, la chorégraphe américaine Lucinda Childs. Ruth est actuellement l’une des artistes en résidence à l’Arsenic – centre d’art scénique contemporain de Lausanne et artiste associée au CCN2- Centre Chorégraphique National de Grenoble.
Carnation (1964)
Chorégraphie Lucinda Childs
Interprétation Ruth Childs
Enregistré au Centre national de la danse en sept.2016
Extrait du film Early Works de Lucinda Childs, réalisé par Marie Hélène Rebois
© Daphnie Productions, CN D Centre national de la danse, 2016
Remerciements Marie-Hélène Rebois.