La performance, révision de vocabulaire
Robyn Orlin, Agnietė Lisičkinaitė, Boris Charmatz
Le langage est une matière vivante et certains mots se chargent de sens différents au fur et à mesure qu’on les utilise. Arrivé avec le courant dadaïste du début du XXe siècle avant d’être repris dans le champ de la danse, le terme de « performance » est l’un d’eux. Et puisque les années anniversaires sont souvent le moment de faire le point, CN D Magazine a posé la même question, volontairement ouverte, à trois artistes invités cet automne pour fêter les 20 ans du CN D : qu’est-ce que la performance pour vous aujourd’hui ? La Sud-Africaine Robyn Orlin, l’artiste lituanienne Agnietė Lisičkinaitė et le chorégraphe français Boris Charmatz se prêtent à l’exercice.
“« Il n’y a pas de définition de la performance qui n’intègre pas le public », Robyn Orlin”
Un mouvement venant du monde de l’art contemporain prend le nom de « performance », mais dans le spectacle vivant et la danse nous utilisons aussi ce terme, c’est de cela dont je vais parler. La performance est quelque chose que nous devons tout particulièrement préserver parce que je pense que le théâtre est un endroit chargé de positif. C’est là où on va pour regarder un même spectacle, on y fait groupe ou communauté. Aujourd’hui, partager cette expérience devient de plus en plus rare… et cela s’est accéléré depuis le Covid. Les publics ne reviennent pas dans les théâtres. Nous sommes plongés dans une sorte de léthargie généralisée. Les performances, l’acte de représentation, sont en cela très importants pour maintenir ces espaces ouverts et vivants.
Je ne sais pas si je peux parler pour les danseurs car je ne performe plus vraiment moi-même, mais je pense qu’un interprète a besoin de la performance pour partager ce qu’il est en train de dire avec son corps, ou ce qui est en train d’être raconté avec les autres personnes. On les entendra souvent dire que le public de tel ou tel soir était « froid » ou « chaleureux ». Ils ont besoin du live, ils ont besoin de ce retour sur ce sur quoi ils ont travaillé. La performance c’est ce qu’ils ont à offrir. Pour une chorégraphe, la performance c’est ce que vous et les danseurs avez été en mesure de réunir pour créer ce moment honnête, émotionnel et généreux avec les spectateurs. Dans un cas comme dans l’autre, la performance a tout à voir avec le public. Il n’y a pas de définition de la performance qui n’intègre pas le public.
Un danseur peut « performer » dans sa chambre, il peut en tirer quelque chose de l’ordre d’un accomplissement physique mais je ne suis pas certaine qu’il y trouvera son compte sur le plan émotionnel. Cela ne veut pas pour autant dire que la performance n’a lieu que dans les théâtres et les scènes qui lui sont dédiés. Tu peux performer dans un supermarché, une gare, dans une foule ou au sein du public lui-même, tout dépend de la manière dont l’espace est utilisé.
À l’ouverture des nouveaux locaux du CN D à Pantin en 2004, mon équipe et moi-même avions envahi l’intégralité du bâtiment et ses abords. Nous étions partout. Je me souviens que beaucoup de personnes ont pensé que je n’avais pas conscience de ce que cet édifice représentait [il était utilisé par les services administratifs de la ville – nda]. Pour moi, il s’agissait surtout de célébrer l’arrivée de la danse dans un quartier qui à l’époque n’avait pas de relation à cet art. Je posais donc cette question : Comment le CN D allait-il investir son environnement immédiat ? Allait-il devenir une autre organisation élitiste ou bien s’intégrer au quartier et à ses communautés ? Vingt ans plus tard, j’ai l’impression que la connexion a été faite.
“« Dans tous les cas, la performance agit », Agnietė Lisičkinaitė”
Qu’est-ce que la performance ? Voici ce que je peux dire aujourd’hui, sans garantir que je ne changerai pas d’avis demain. L’art est pour moi un outil du changement, qu’il soit social ou personnel. Mais je peux tout à fait concevoir qu’il peut aussi être plus simplement une forme qui a un impact sur nous, qui nous fait penser différemment. Dans tous les cas, la performance agit. C’est pourquoi j’essaye de toujours faire sortir l’art des institutions, la performance du studio.
Dans Hands Up, j’invite non seulement les publics à tenir leurs mains en l’air, mais aussi à marcher dans la ville avec moi, en portant à bout de bras une pancarte. C’est un acte physique, un geste de reddition et de protestation. En tant que performeuse, je me perçois souvent comme une sorte de document qui collecte différentes voix, car les histoires que je choisis ne sont pas les miennes, ou pas uniquement. Je ressens souvent une sorte d’urgence à diffuser ces messages.
Il m’arrive parfois de parler de mon travail performatif comme d’un « activisme » mais cela me semble un peu trop fort. Certes, je fais des actions artistiques dans la rue qui abordent frontalement des problématiques sociétales telles que les guerres actuelles, l’exil, la misogynie, etc. Mais il n’en demeure pas moins que je viens de l’art. Je ne me définis pas comme une militante mais comme une performeuse qui utilise le corps, la danse, le théâtre, comme matière d’expression.
C’est drôle pour moi de chercher à définir la performance, ou ce que je fais, car un jour j’ai été arrêtée devant l’ambassade biélorusse de Vilnius tandis que j’y faisais une action performative. Le rapport de police mentionnait qu’ils m’avaient trouvée là inconsciente, tombant par terre et prise de convulsions. J’ai contesté le rapport par une lettre de deux pages expliquant ce qu’est la danse contemporaine à mes yeux, en expliquant par exemple l’importance de l’utilisation du sol. Les limites de l’art ne sont donc pas si évidentes à définir et j’aime me dire qu’il est toujours possible de les décaler.
“« Performer c’est ne pas connaître les réponses, faire un pas de côté », Boris Charmatz”
Si j’avais les réponses à cette question, je ne sais pas si je ne me serais pas arrêté de danser ou de faire de la performance… Parfois, j’ai l’impression que lorsque je crois savoir ce que ça va être, finalement je fais un pas de côté. Aujourd’hui par exemple, je parle depuis l’ancien cinéma de Wuppertal qui est devenu le studio historique de la compagnie Pina Bausch que je dirige depuis trois ans maintenant. Je m’apprêtais à l’époque à m’installer à Lille, à essayer de « simplement » développer mes idées et le projet nommé Terrain, un lieu d’art sans murs et sans toit. J’ai toujours envie de le faire, mais je me suis laissé être déplacé vers une hybridation.
Pour répondre plus concrètement, actuellement la performance pour moi c’est à la fois reprendre un rôle dans Café Müller, imaginer un nouveau spectacle avec les danseurs de Terrain, travailler un projet comme Cercles avec 200 étudiants et professionnels de toutes les générations… Mais la performance la plus difficile que je suis en train de faire c’est celle de diriger la compagnie : prendre des décisions vis-à-vis du répertoire de Pina, parler en allemand dans un conseil d’administration, répondre aux journalistes dans cette langue qui n’est pas la mienne. Si on m’avait dit il y a trois ans que ça peut être ça la performance, j’aurais sûrement rigolé !
Là, je parle de « performance » mais bien souvent je préfère le mot « danse » car j’ai décidé d’être danseur et je m’y accroche très fortement. Bien que j’aie pu être commissaire d’exposition ou utiliser le mot happening [terme issu de l’art contemporain et expérimental – nda] dans certains projets, c’est fondamentalement l’imaginaire du danseur qui me fait agir. Si ma réponse est aussi plurielle c’est que je ne suis pas très accroché aux définitions. Cependant, j’aime avoir un vocabulaire élargi. Quand on vient présenter Emmitouflé au CN D, à la question « Qu’est-ce que c’est ? » – Une performance ? Une série de petits spectacles ? Un moment partagé ? – au fond je ne sais pas répondre, ça peut être tout cela à la fois. Ce que je sais, c’est que j’ai envie de « faire » Emmitouflé : être dehors, en plein mois de novembre, s’habiller chaudement et tous ensemble tenir ce froid.
Propos recueillis par Léa Poiré