Cérémonies olympiques 

Danses visionnaires ou idéologiques ? 

 

Belinda Mathieu 

Jeux Olympiques d'hiver à Albertville, chorégraphie de Philippe Decouflé

Entrée des officiels, hymnes, défilé des drapeaux et des athlètes, lâcher de colombes, performances artistiques, grandioses scénographies… Les cérémonies d’ouverture et de clôture des Jeux Olympiques et Paralympiques sont des shows titanesques très attendus. À Paris, la direction artistique est confiée au metteur en scène Thomas Jolly, entouré des chorégraphes Maud Le Pladec et Alexander Ekman. Si la danse sera un pilier de la célébration, par le passé sa place n’a pas toujours été garantie et son rôle a parfois été détourné. 

« Je me souviens d’avoir eu une grande liberté… L’idée était de mettre en avant la jeunesse, le geste sportif, se remémore Philippe Decouflé. Il fallait que ce soit visuellement marquant. » En 1992, le chorégraphe français signe la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques d’hiver d’Albertville et fait mouche. Dans un spectacle avant-gardiste, teinté de futurisme et de magie – notamment grâce aux costumes de Philippe Guillotel –, se mêlent cirque, théâtre et danse contemporaine : des voltigeurs montés sur élastiques et des échassiers transformés en flocons côtoient des performeurs en tenues de boules de neige ou des skieurs qui décomposent leur technique.

L’événement mobilise 3 000 participants, artistes et amateurs, un public de 35 000 personnes et 2 milliards de téléspectateurs, offrant une visibilité à la danse contemporaine jusqu’alors circonscrite aux espaces des théâtres. Surtout, il crée un précédent : les mises en scène des cérémonies d’ouverture et de clôture des Jeux Olympiques et Paralympiques ne s’imaginent plus sans inclure l’art chorégraphique contemporain. Pour autant, la danse n’a pas toujours le premier rôle. Souvent au service d’un récit national, avec ou sans l’aval des concepteurs, la place qu’elle prend dans ces événements fédérateurs ne cesse d’être remise en jeu.

costumes by Philippe Guillotel © Costumes de microbe, de danseuse et de débouleuse par Philippe Guillotel, portés lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques d’hiver, Albertville, 1992 / Coll. CNCS, dépôt de la Bibliothèque nationale de France © CNCS / Terminal 33

Costumes de microbe, de danseuse et de débouleuse par Philippe Guillotel, portés lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques d’hiver, Albertville, 1992 / Coll. CNCS, dépôt de la Bibliothèque nationale de France © CNCS / Terminal 33

« C’était une chance de pouvoir créer un spectacle d’une telle ampleur. J’avais déjà participé à de grands événements en créant La Danse des sabots pour le bicentenaire de la Révolution française, mis en scène par Jean-Paul Goude. L’exercice ne m’était pas totalement inconnu. » Porté par une politique culturelle qui valorise la jeune création, Philippe Decouflé, 30 ans à l’époque, est chargé de la conception de toute la cérémonie. En s’inspirant de l’entrain des comédies musicales, danse télévisuelle par excellence, l’artiste a bien conscience d’avoir rebattu les cartes : « En termes de spectacle, il n’existait pas grand-chose à part des formalités comme le défilé des athlètes et la remise des drapeaux, qui fait toujours partie du cahier des charges. »

Avec sa fantaisie, il transmet au monde une image de la France orientée vers la création plutôt que les traditions – une farandole de groupes de danses savoyardes a toutefois défilé lors de la clôture. « Decouflé a révolutionné les cérémonies. Avant lui, elles étaient très folkloriques, mettant en avant de grands ensembles. » Historien spécialisé dans les Jeux Olympiques, Sylvain Bouchet rappelle que la danse n’a pas toujours pris part aux festivités, bien que l’art et le spectaculaire fassent partie de l’ADN des Jeux modernes, lancés en 1896. « Leur initiateur, Pierre de Coubertin, était fasciné par les cortèges de l’Antiquité dans lesquels il voyait une certaine élégance. C’était un féru de mise en scène, en témoignent ses textes théoriques où il mentionne des figures comme Loïe Fuller et Isadora Duncan. »

Il faut attendre quarante ans pour que la danse s’invite réellement sur le terrain. « La tristement célèbre cérémonie de Berlin de 1936, sous le régime nazi, met cet art à l’honneur. La danse représentait un seul corps, dans le même costume, un même mouvement pour reproduire l’idéologie de ladite race aryenne. » Les chorégraphes phares de la danse contemporaine d’alors, Rudolf Laban et Mary Wigman, ont été mandatés pour l’occasion. Mais la veille de l’événement, la prestation de Laban a été annulée par Joseph Goebbels, ministre de la Propagande. « Il a vu sa modernité d’un mauvais œil… » explique l’historien.

Les Jeux d’Hitler, Berlin 1936 © Capture d'écran du documentaire Les Jeux d’Hitler, Berlin 1936 de Jérôme Prieur (2016) © Roche Productions

Capture d'écran du documentaire Les Jeux d’Hitler, Berlin 1936 de Jérôme Prieur (2016) © Roche Productions

Cette cérémonie aux intentions ouvertement partisanes a exercé une influence sur toutes celles qui ont suivi. Pour les créateurs, prendre en charge des célébrations aussi symboliques ne va pas sans avoir conscience de leur portée politique. En 2000 à Sydney, le show retrace la constitution de la société australienne, avec entre autres les danses de performeurs aborigènes prônant le multiculturalisme. En 2008 à Pékin, le roman national se matérialise dans des formes artistiques traditionnelles et des mouvements de foule aux individus identiques, pour transmettre une image sino-centrée de la culture chinoise.

En 2004, Athènes se tourne aussi vers son passé. Mais la chorégraphie, mise au premier plan, déjoue les écueils idéologiques. Choisi par le comité d’organisation, Dimítris Papaïoánnou, artiste émergent à cette époque, connu pour sa danse lente flirtant avec le théâtre visuel, déploie une fresque vivante qui revisite l’histoire de l’art grec et en sous-texte celle de l’humanité. On y croise la déesse aux serpents minoenne, des vases au style géométrique et des caryatides, ou d’énormes sculptures en lévitation. « J’ai proposé un projet qui me semblait totalement impossible à réaliser… Et ils ont dit oui. Le protocole est vraiment très raisonnable, affirme le chorégraphe. Avec le recul, je me rends compte que j’aurai pu être encore plus audacieux ! » Des années plus tard, cet événement et sa liberté artistique restent dans les mémoires : « Ce show a rendu les Athéniens fiers. On m’en parle encore très souvent. »

BIRTHPLACE 2004 by Dimítris Papaïoánnou © BIRTHPLACE 2004 de Dimítris Papaïoánnou, directeur artistique des cérémonies des Jeux Olympiques d'Athènes en 2004 © Dimítris Papaïoánnou

BIRTHPLACE 2004 de Dimítris Papaïoánnou, directeur artistique des cérémonies des Jeux Olympiques d'Athènes en 2004 © Dimítris Papaïoánnou

Même si la chorégraphie est un ingrédient immanquable des cérémonies (Akram Kahn à l’ouverture de Londres en 2012, Deborah Colker à Rio en 2014), Papaïoánnou et Decouflé ont été les seuls chorégraphes à en assurer la conception entière. Malgré ces deux réussites, ces dernières années la tendance n’est plus à la danse. « De plus en plus, on confie les cérémonies à des cinéastes. Je pense qu’on se dirige vers une diminution de la part de la danse, en tout cas des très grandes compositions, ajoute Sylvain Bouchet. Grâce à la vidéo et aux nouvelles technologies, on réduit les effectifs et les coûts. » Avec Thomas Jolly qui assure la mise en scène des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024 aux côtés des chorégraphes Maud Le Pladec et Alexander Ekman, sommes-nous en train de revenir au spectacle vivant ? Et à une audace visionnaire, digne de Decouflé ?

Journaliste et critique spécialisée en danse, Belinda Mathieu travaille pour plusieurs titres (TéléramaMouvementTrois CouleursScenewebLa Terrasse). Diplômée de Lettres Modernes (Université Paris-Sorbonne), de journalisme (ISCPA) et titulaire d’une Licence du département danse de l’Université Paris 8, elle poursuit ce cursus en Master et alimente une réflexion sur sa pratique et les enjeux des textes critiques dans l’écosystème de la danse contemporaine.

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