L’écriture chorégraphique avec Christian Rizzo
Interview de Christian Rizzo
Le chorégraphe Christian Rizzo nous présente sa perception de l’écriture chorégraphique à travers une série de messages audios.
Est-ce que l’écriture chorégraphique était un impensé pour vous à l’époque ?
Christian Rizzo : Il y avait une forme d’impensée, ça c'est clair. Par contre, il y avait une notion, à la fois un désir et qui en même temps apparaissait par le faire, qui était centrale : la question du mouvement. Et ça n'était pas l'apanage du corps de prendre en charge la question du mouvement à 100 % et que tous les éléments m'intéressaient en fait - que ce soit la question de l'objet, de la lumière, du son, de la spatialité, etc., tous travaillaient la notion de chorégraphique -, puisque les objets qui ont émergé de ces expériences devenaient des formes par eux-mêmes. Et je sentais que ça avait à voir avec la danse, mais pourtant il n'y avait pas de danse. Donc je crois que l'enjeu du mot « chorégraphique » a mis beaucoup de temps déjà à apparaître, puisque pendant très longtemps, j'ai dit que c'était des « propositions ». J'ai appelé ça des « propositions » et plus tard est arrivé aussi le mot de « chorégraphie ». Je signais des chorégraphies et non plus des propositions, puisque je ne savais moi-même pas très bien ce que c'était, à part que je sentais qu’il y avait la notion de partage du mouvement ou de prise de relais du mouvement par plusieurs éléments convoqués, dont le corps quand il y en avait, ou pas, quand qu'il n'y en avait pas, mais que quelque chose se tissait et apparaissait dans la mise en relation de mes objets de travail.
Qu’est-ce qui vous a conduit à adopter le terme de chorégraphie pour décrire vos œuvres ?
CR : C'est très lié à mon parcours puisque j'ai déjà eu beaucoup de mal à me considérer comme danseur. Je pense que l'imagerie que j'avais du danseur était une imagerie, avant même d'être au cœur de la pratique, qui était hors de moi. Je dirais que c'était vraiment bancal pendant très longtemps, même quand on me demandait ce que je faisais : je disais que je travaille dans la danse ou j'évacuais la question de déjà de nommer moi-même danseur, comme j’y suis arrivé par des portes, on va dire détournées, par des chemins autres. Donc c’était une « proposition » pour moi, je ne savais pas très bien finalement ce que je mettais en partage entre moi et l'autre. Je savais que j'avais une nécessité de produire des formes où la question du mouvement était centrale. Mais je ne savais pas à quels champs disciplinaires ça appartenait. En fait, je savais pas si finalement c'était une forme de faire du rock, mais qui prenait une autre forme ; est-ce que c'était une problématique musicale, mais qui avait une forme autre qu'un concert ou une chose comme ça ? Ce n'était à la fois pas non plus des installations, parce qu'elles avaient un début et une fin, donc elles demandaient quand même une attention spectaculaire, avec une dramaturgie à l'intérieur. En fait, je pense que j'avais un peu « le cul entre plusieurs chaises », même pas deux. Donc je ne voulais pas me risquer, à un moment donné, à accorder ces formes-là à un champ déterminé qui, automatiquement, demanderait une certaine forme de regard sur les objets proposés. Donc j'ai laissé ça volontairement très flottant, parce que moi-même, j'ai été, je crois dans le faire et dans l'intuition, et je pense que cette intuition-là me réclamait en tout cas de ne pas être nommée. Donc finalement, je proposais des choses et je ne pourrais même pas dire à quel moment le mot « chorégraphie » est arrivé. Donc je ne me suis pas penché là-dessus, mais ça serait intéressant de voir. Est-ce qu'il y a une pièce à un moment donné, qui met cette chose-là en exergue ? Tout le monde travaille avec le corps, donc ça a beaucoup été un travail sur l'immobilité, sur la posture. Et je crois qu'à un moment donné, ces postures se sont mises en mouvement, c'est-à-dire qu’elles ont intégré encore plus la question du mouvement ou peut-être la spatialité des postures. Je crois que j'ai commencé à regarder ce que je faisais, non plus dans des enjeux de travail sur des plans ou des perspectives, mais plutôt avec un regard de l'image. Si on raccourcit ça : à regarder par le flux, en fait. Je crois qu'à cet endroit-là, j'ai commencé à voir des choses apparaître. C'est peut-être à ce moment-là que je me suis dit, c'est de la chorégraphie.
Comment développez-vous l’écriture d’une pièce aujourd’hui, lorsque vous arrivez en studio avec les danseurs ?
CR : Une fois que les danseurs sont là, on travaille beaucoup en improvisation, à partir de protocoles, jusqu'à ce qu’une forme de musicalité mais aussi de musicalité spatiale - une forme de musicalité ou des motifs, non pas par les oreilles mais par l’œil - me paraît rencontrer quelque chose qui est encore flou dans ma tête, mais qui me paraît résonner. Voilà, je me dis, je ne sais pas ce que c'est que ça, mais ça vient renseigner quand même cette zone floue qu’est le projet de démarrage. Et donc je fixe assez vite comme ça des espèces de modules. Une fois qu'ils sont fixés, j’interviens à nouveau, c'est-à-dire que je recompose ces mouvements, ces flux qui ne sont pratiquement encore que de la matière. Pourtant c'est une matière qui est fixée, mais j'ai besoin de la fixer pour après pouvoir l'attaquer vraiment au marteau et au burin, presque comme un sculpteur. C'est-à-dire de refaire jaillir ce qui est à l'intérieur de cette forme, presque son squelette d'abord, en creusant beaucoup, par la négative, jusqu'à avoir une forme de partition qui apparaît - et là, c'est très subjectif – et qui me paraît être juste, c'est-à-dire qui renseigne d'un coup ce projet spécifique. C'est aussi de comprendre comment chaque corps, dans sa compréhension de ce que je peux raconter, va traduire ces intentions-là. Et là, des choses jaillissent que franchement, je ne peux pas faire jaillir. C'est-à-dire que de moi à moi je travaille avec des fantômes, avec des formes très floues, mais dès qu'elles sont incarnées, ça les amène parfois totalement ailleurs et hors du projet. Mais parfois, ça les amène à des endroits que tout simplement je n'aurais jamais même pu imaginer. Ça n'apparaît que par ces gens-là, dans cet espace-là, par ces protocoles-là. C’est presque une intelligence collective qui fait émerger une composition. J'ai toujours l'image du poulpe avec ses huit cerveaux, enfin chaque cerveau comme ça, et que tout le monde pense ensemble, en mouvement. Cela formule une pensée spatiale que je ne pourrais jamais diriger, ou même penser seul. Ça serait impensable en fait. Donc comme je disais tout à l'heure, dès que ces formes de partitions apparaissent, je peux ensuite les observer à nouveau et essayer de voir ce qu’il me manque. Ce qu'il y a de trop. Pour moi, composer ou écrire, c'est comme cuisiner, c'est-à-dire qu’une fois qu'on a ces éléments, il faut être aux fourneaux et il faut goûter tout le temps. C'est-à-dire que c'est pas « on met ça et on attend douze minutes », et puis c'est fini. C'est-à-dire, qu’il y a cette chose-là à goûter, jusqu'à un moment donné où on sent qu’une forme d'équilibre est arrivée. Il faut éteindre le feu, s'arrêter. On dit c'est ça, on touche plus, c'est bon, il faut servir. Je parle beaucoup de la cuisine parce que je suis quelqu'un qui cuisine beaucoup et j'aime beaucoup ça. Mais c'est un pendant assez proche pour moi du fait de recueillir des matériaux, de tenter des cohabitations et de voir comment on arrive à goûter chaque aliment pour ce qu'il est et, en même temps, que la composition commune arrive à faire jaillir un goût commun. C'est toujours cette espèce d’entre-deux, mais qui passe en effet beaucoup par l'exploration.
A quoi a ressemblé la genèse d’En son lieu, solo né pendant la pandémie et présenté au CN D en juin dans le cadre de « Camping » ?
CR : Pour En son lieu, le solo pour Nicolas Fayol, ce qui est assez comique, c'est que c'est exactement tout le contraire de ce dont je parlais. Le processus était totalement différent, d'un parce qu'on a commencé pendant le confinement. Je voulais absolument quand même tenter un travail pendant ce temps-là parce qu'on était déjà très en retard. Donc on a travaillé à distance. J’étais, par chance, en pleine montagne et Nicolas habite à la campagne, près du lac du Salagou. Et donc je dis : est-ce qu'on ne peut pas quand même tenter un début de quelque chose pour ne pas attendre notre démarrage ? Je me suis donc mis à écrire des protocoles. J'ai inventé toutes formes de protocoles, des dessins, des écrits, des rébus, des choses comme ça. Et je lui disais : je t'envoie ça, interprète, choisis des espaces en extérieur et essaye de traduire ces protocoles en danse, d’associer à des espaces extérieurs. Tu te filmes, tu m'envoies la vidéo et puis le soir on débriefe, etc. Je me lançais dans un truc parce que je voulais vraiment qu'on mette quelque chose en place. Et il se trouve qu'on a fait ça pendant une semaine. Et donc deux protocoles par jour, deux vidéos par jour, le soir on checke, on discute, hop deux nouveaux protocoles pour le lendemain et on s'est retrouvé finalement à travailler totalement différemment puisque c'était des choses écrites, parfois assez incompréhensibles. Par exemple, des dessins de marches que j'avais fait : une partie marchée que j'ai essayé de redessiner les yeux fermés et voilà, c'est ton parcours. Finalement, comment peut-on interpréter une langue qui nous est totalement étrangère et la considérer quand même comme une partition à déchiffrer. Cela a pris plein de formes et a fait jaillir plein de matériaux. Et on s'est arrêté là, on s'est dit très bien, l'expérience était super - c'était même au-delà de super - c'était très beau, parce que moi j’ai eu l'impression d'avoir une conversation amoureuse, c'est-à-dire d'écrire et de recevoir tous les jours des réponses. Et on a pu rouvrir, on s'est retrouvé en studio et je lui ai demandé de venir déposer le souvenir de cette correspondance au plateau. Qu'est-ce qu'il y avait en fait ? Un plateau vide. Et voilà, a jailli comme ça une espèce de matière, mais avec une ligne sur la mémoire. Je me suis dit c'est très beau d'essayer de faire en même temps, de reconvoquer quelque chose qui n'est pas là. Donc comment fait-on? On tente de remettre son corps aussi en mouvement et de l'inscrire au présent, avec toujours cette volonté que cette présence-là n'est faite que d'un appel à quelque chose qui n'est pas là et ça s'arrête là. Et ensuite ? Et ça, c'est très lié à la spécificité de En son lieu et de Nicolas surtout. Ce qui m'intéressait, c'est que Nicolas est rompu à la technique du break et qu'on a toujours considéré que le break était une danse urbaine alors que Nicolas est quelqu'un qui vit à la campagne, qui est né aussi à la campagne et qui a appris le break à la campagne. Comme j'aime beaucoup avoir des paradoxes dans le travail, c'est-à-dire de poser deux choses qui apparemment ne peuvent pas cohabiter - puisque c'est là que commence l’enjeu du chorégraphique - je lui ai dit : « Écoute, j'aimerais beaucoup qu'on parte dans la forêt ou dans la montagne, dans des espaces vraiment pas praticables pour le break, et de voir comment ta pratique peut survivre à ces espaces-là, comment elle peut se modifier ou quelle modification doit avoir lieu pour que toi, tu aies encore l'impression d'être dans le break et alors que les conditions ne sont pas réunies ». Et l’intuition que j'avais s'est révélée assez juste. Finalement, cette pratique, que l'on peut considérer comme assez spectaculaire, en tout cas qui est très tournée vers l'extérieur, s'est révélée être une pratique extrêmement intime, puisque la question de la fragilité est venue s'inscrire, tout simplement par l'espace environnant.
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