Quand Café Müller réveille les imaginaires
Marisa Caitlin Hayes
Dans un décor de tables et de chaises, Pina Bausch déambule les yeux fermés, les paumes tournées vers le haut. Qui connaît Café Müller aura certainement cette image en tête, tant cette œuvre emblématique de la chorégraphe allemande a marqué la danse du XXe siècle et a été réinterprétée par de nombreux artistes au fil des ans. Alors que Boris Charmatz prévoit une reprise sous forme d’installation pour le Festival d’Avignon 2024, CN D Magazine décortique les échos d’un chef-d’œuvre qui s’est taillé une place à part dans l’imaginaire collectif.
Peu de gens peuvent affirmer être allés dans un café portant le nom d’un ballet. Niché dans le 10e arrondissement de Paris, le café müller témoigne donc de l’influence considérable de l’œuvre éponyme de Pina Bausch, chorégraphe de référence du mouvement de la danse-théâtre. Meublé de tables sombres et de chaises en bois semblables à celles conçues par Rolf Borzik pour le spectacle du Tanztheater Wuppertal, vous ne trouverez pas de photos de danseurs et danseuses sur les murs du troquet, aménagé plutôt comme un cocon discret d’où vous pourrez observer les passants. Lorsqu’elle était enfant, c’est précisément ce que faisait Pina Bausch sous les tables du café de ses parents, qui a inspiré l’emblématique Café Müller créé en 1978. Si la pièce est hantée par les souvenirs de la chorégraphe, la performance elle-même hante le monde de l’art depuis ces quarante-six dernières années.
De la metteuse en scène Katie Mitchell au cinéaste Pedro Almodóvar, d’innombrables artistes ont exprimé leur admiration pour Café Müller et beaucoup continuent de développer et de revisiter l’œuvre originale sous diverses formes. À la tête du Tanztheater Wuppertal, le chorégraphe Boris Charmatz explore actuellement cet héritage dans une installation-performance dont la première aura lieu lors du prochain Festival d’Avignon. Intitulé Forever, le projet, entrecoupé de commentaires à l’oral, met en scène 25 interprètes qui, pendant sept heures, dansent en alternance Café Müller. À l’heure où la notion du corps en tant qu’archive gagne en visibilité dans le monde entier, la recherche artistique à l’intersection de la mémoire, de la perception et du mouvement est en plein essor. Comment comprendre plus exactement ce qui, dans Café Müller, nourrit autant les imaginaires ?
Pour de nombreux artistes, la thématique de la vue, omniprésente dans l’œuvre, a eu un impact durable. Personne ne peut en effet oublier le rôle que Pina Bausch a créé et dansé les yeux fermés, les bras tendus, les mains retournées, sa posture mettant en évidence les autres parties du corps. Ces gestes ont inspiré Federico Fellini, qui a confié à la chorégraphe le rôle d’une princesse aveugle pour Et vogue le navire… (1982). Dans le film du cinéaste italien, le personnage de Pina Bausch est tellement à l’écoute de ses sens que même sans l’usage de ses yeux, elle distingue les couleurs grâce à l’ouïe. Pour la chorégraphe suisse Nicole Seiler, la relation entre le son et l’image est ainsi centrale : « Ne dit-on pas que l’on peut aussi entendre avec les yeux et voir avec les oreilles ? », se demande-t-elle. Sa performance intitulée Amauros (2011) présente un écran noir sur lequel s’affiche une sélection d’audio-descriptions, dont une qui détaille un moment emblématique de Café Müller : « À l’avant-scène, un homme et une femme aux cheveux longs se tiennent debout, enlacés. Un homme vêtu d’une veste arrive derrière elle. Il dénoue leurs bras, et les place bouche à bouche… » Cette « danse pour les oreilles » qui s’inspire de la chorégraphie originale encourage le public à puiser dans sa propre imagination et à se concentrer sur ses sensations internes.
Pina Bausch rappelait souvent à ses interprètes qu’ils « sont meilleurs quand ils sont eux-mêmes », et en effet, l’une des plus grandes leçons de la chorégraphe a été de capturer la poésie de nos expériences quotidiennes. Dominik Więcek adopte cette approche dans une reprise éponyme de Café Müller qui mêle des éléments autobiographiques à une fanfiction. Sélectionné pour le programme européen Aerowaves en 2023, le jeune artiste utilise dans son solo la structure de la production originale pour revisiter ses souvenirs d’enfance, notamment le déménagement de sa famille d’Allemagne vers la Pologne. Troquant la chemise de nuit de Pina Bausch pour un costume en soie et un manteau d’hiver, Dominik Więcek incarne ainsi plusieurs rôles, se heurtant aux murs, traversant la scène en talons et s’adressant au public avec coquetterie en allemand. Héritier de Pina Bausch qui a elle-même puisé dans ses souvenirs les plus anciens pour son Café Müller, Dominik Więcek l’affirme : « Une performance commence bien avant les premières étapes de sa réalisation. »
À l’origine de la danse-théâtre de la fin du XXe siècle, Café Müller a fait naître chez plusieurs générations d’artistes le désir de créer des œuvres interdisciplinaires qui explorent ce qui nous émeut. Des tableaux surréalistes composés de chaises du duo français Régis Obadia et Joëlle Bouvier dans La Chambre (1988) aux performances hybrides du Grec Dimítris Papaïoánnou, Café Müller fait maintenant partie de la structure même du paysage de la danse contemporaine. Quant à celles et ceux qui ont participé à la création originale avec Pina Bausch, comme Fabien Prioville, ils et elles revivent encore cette expérience des années plus tard. Sa création de 2016, La Suite – réflexion sur l’héritage d’un chef-d’œuvre et le souvenir de l’avoir dansé – interroge : « Que se passerait-il si l’histoire continuait ? » Pour beaucoup d’entre nous, c’est déjà le cas.
Marisa Caitlin Hayes écrit sur la danse et le cinéma pour diverses publications telles Dance Context, Dance Magazine et Alternatives théâtrales. Actuellement rédactrice en chef de la revue The International Journal of Screendance, ses recherches scientifiques portent sur les croisements entre le cinéma et la danse. Son livre Ju-on, édité par Liverpool University Press, explore l’influence de la danse butô sur le film éponyme de Takashi Shimizu. Elle est actuellement directrice de mémoire pour le diplôme de Masters en cinédanse à The Place – London Contemporary Dance School et codirige le Festival international de vidéo-danse de Bourgogne.