Ushio Amagatsu

Retour en images sur un artiste butô emblématique

Sylviane Pagès

Deux danseurs buto en pleine performance sur scène

Danse issue des avant-gardes pluridisciplinaires du Tokyo des années 1960, créée autour du chorégraphe Tatsumi Hijikata, on ne présente plus le butô tant son esthétique et sa philosophie ont marqué les esprits. En mars dernier, la communauté chorégraphique est touchée par la mort de l’une de ses figures, Ushio Amagatsu. La chercheuse Sylviane Pagès, auteure de l’ouvrage de référence La Réception du butô en France. Malentendus et fascination, lui rend hommage, en mots et en images.

Ushio Amagatsu (1949-2024), l’un des danseurs et chorégraphes les plus marquants du butô, vient de disparaître. Son décès vient après ceux de Carlotta Ikeda en 2014, Kô Murobushi en 2015 et Yoshito Ôno en 2020 ; tous ont contribué au développement de cette danse au Japon autant qu’à sa diffusion et implantation en France. Amagatsu appartenait à la deuxième génération d’artistes butô. À la tête de sa compagnie Sankai Juku, connue pour ses tournées dans le monde entier, il a largement participé à son succès international. Une plongée dans les fonds d’archives photographiques de la médiathèque du CN D est l’occasion de revisiter l’impact de son œuvre et la force d’une pensée singulière de la danse.

Ses créations chorégraphiques, de Graines de cumquat (1978) à Utsuri (2003), en passant par Unetsu – Des œufs debout par curiosité (1986) ou Shijima (1988), déclinent un univers reconnaissable, que l’on repère au premier coup d’œil. Avec des scénographies sophistiquées, ces pièces sont d’une grande force visuelle, inspirant des photographes tels que Guy Delahaye ou le réalisateur André S. Labarthe. Étendues d’eau sur le plateau, sable tombant des cintres, ou mur de queues de poissons en fond de scène, les éléments naturels sont très présents dans ces décors. Mais ils ne servent pas seulement à rendre la danse photogénique : danser avec les éléments en butô, c’est aussi et surtout danser les éléments. Devenir sable ou eau, se métamorphoser en minéral, végétal ou animal, est au fondement même du geste butô. Ces matières nourrissent l’imaginaire et donc le travail intense de la sensorialité qui permet aux corps de se métamorphoser et d’atteindre cet état de concentration si particulier des danseurs butô.

4 danseurs en toge blanche sur scène © Médiathèque du CN D Centre national de la danse, Fonds Jean-Marie Gourreau

Les photographies d’Amagatsu ou de ses interprètes montrent bien que ce n’est pas nécessairement la gestuelle qui est spectaculaire ou virtuose, mais plutôt leur présence, une façon d’être en scène. Dans la simplicité même des postures et des actions saisies par les photographes – marcher, se laisser suspendre, crier silencieusement – se donne à voir l’intensité d’une danse qui ne repose que sur des états de corps. Les corps des danseurs de la compagnie Sankai Juku, si reconnaissables à leur maquillage blanc, leur crâne rasé, leurs costumes identiques, apparaissent mystérieux et fantomatiques. Ces corps peints en blanc sont devenus l’une des images fortes du butô, faisant du style de Sankai Juku la représentation dominante du butô en France, masquant de ce fait d’autres corps et esthétiques butô. Mais ils incarnent aussi parfaitement l’un des projets esthétiques de cette danse : celui d’effacer l’individualité, l’ego, pour laisser advenir de l’altérité en soi.

Enfin, les photographies, par Jean-Marie Gourreau (1942-2022), des performances d’Amagatsu en espace public lors de sa première venue en France en 1980, éclairent un autre pan, moins connu, de l’œuvre de l’artiste. La prise de risque – et pour cause : ce type de performances a été stoppée après 1985, à la suite d’un accident mortel à Seattle –, l’ironie, la proximité avec le public que l’on voit à l’image permettent de mesurer le choc esthétique qu’a constitué son irruption dans le champ chorégraphique français de l’époque et par là même l’empreinte qu’il a pu laisser auprès de nombreux artistes et spectateurs.

Sylviane Pagès est enseignante-chercheuse en danse à l’Université Paris 8. Ses recherches portent sur le butô et l’histoire de la danse en France au XXe siècle. Elle a notamment écrit La Réception du butô en France ou Malentendus et fascination (CN D, 2015 ; traduit en japonais, Keio University Press, 2018). Elle a également co-écrit, avec la chorégraphe Laurence Pagès, deux ouvrages pour la nouvelle collection Jeunesse du CN D : Ma danse, tout un art ! en 2022 et Cette danse, quel spectacle ! en 2023.

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