Le Tao Dance Theater, la Chine et la postmodern dance

Hentyle Yapp 

Rare compagnie chinoise contemporaine présente sur les scènes occidentales, le Tao Dance Theater s’inspire des esthétiques locales, mais aussi du formalisme de la danse postmoderne et de ses héritiers. Le chercheur Hentyle Yapp explore la singularité du Tao Dance Theater, dont l’esthétique redéfinit notre vision des danses non-occidentales en dépassant l’antagonisme de l’universel et du particulier.  

danseurs debout de dos, la tête baissé © Fan Xi

Né en 2008 de la collaboration entre Tao Ye, Duan Ni, et Wang Hao, le Tao Dance Theater a rapidement fait irruption sur les scènes de danse moderne et contemporaine internationales. Depuis, la compagnie s’est produite en Australie, en Asie, en Amérique du Sud, aux États-Unis et au Canada, ainsi qu’en Europe. Comptant aujourd’hui parmi les compagnies chinoises les plus programmées au monde, elle a acquis sa réputation grâce à la pièce 4 (2012), considérée comme un chef-d’œuvre. Ce spectacle d’une trentaine de minutes concentre l’essence de l’esthétique de la compagnie : expérimentations formelles, parfois véloces, où des mouvements explosifs provoquent des ricochets kinétiques à travers les corps des danseurs et danseurs, avec un engagement musculaire minimum. Aujourd’hui encore, la compagnie choisit des nombres pour intituler ses créations, partant de 2 jusqu’à 16 et 17 pour les plus récentes. 

Tao Ye, l’un des chorégraphes, ayant été formé à Chongqing et ayant travaillé avec le Jin Xing Dance Theater et la Beijing Modern Dance Company, la plupart des journalistes a cantonné cet artiste et cette compagnie à un contexte chinois. Il en va de même pour l’opinion publique. Pourtant, son approche du mouvement, du son et des costumes s’inspire d’une longue tradition d’expérimentations esthétiques et formalistes, ce qui a mené plusieurs critiques à le comparer à d’illustres artistes américains et européens à l’instar de Lucinda Childs ou Anne Teresa De Keersmaeker. Cette approche formaliste peut être vue comme une manière d’appréhender l’écriture chorégraphique de Tao, ou bien une esthétique s’opposant à sa culture chinoise. Pourtant, le Tao Dance Theater n’est ni un parfait représentant d’une compagnie chinoise ni un exemple canonique de l’esthétique moderne ou contemporaine en danse. Au contraire, l’esthétique unique  du Tao Dance Theater et les généalogies dans lesquelles ils s’inscrivent permettent d’élargir notre vision et notre compréhension d’une danse non-occidentale en plein essor.

Tao Ye a été initié à la danse dans une troupe de l’armée. Au détour d’un cours, un professeur du Jin Xing Dance Theater de Shanghai lui fait découvrir les esthétiques moderne et contemporaine. Peu après, Tao Ye commence à travailler avec deux des plus grandes compagnies de danse moderne en Chine. Dans l’écosystème de la danse chinoise, le Tao Dance Theater s’ancre dans l’héritage de générations de danseurs venus de Chine, de Taiwan, du Japon et de Hong Kong. Les chorégraphes Lin Hwai-Min, Shen Wei, Yin Mei, et Eiko Koma, entre autres, ont posé les fondements de modernes et contemporaines à travers l’Asie et via la diaspora asiatique, et ont contribué à élargir notre conception de cette danse.  

En plus de ces influences, le Tao Dance Theater embrasse un vocabulaire chorégraphique qui privilégie l’expérimentation gestuelle, s’inspirant par exemple de la release technique de Trisha Brown, pour nourrir une recherche formaliste. Depuis sa formation en danse moderne en Chine, Tao Ye a bâti ce qu’il appelle un « système de mouvements circulaires ». Pour produire du mouvement, le chorégraphe demande à ses interprètes d’activer tous leurs membres et articulations afin d’explorer les relations entre différents points : un point qui déclenche le mouvement, un autre qui connecte un point à un autre, et le mouvement qui part d’un seul point. Ce système dans son ensemble enseigne aux danseurs à développer un double sens du contrôle et du lâcher-prise. À travers ces explorations, la compagnie utilise le corps pour ses investigations formalistes, dans l’esprit de Merce Cunningham, Lucinda Childs, Ralph Lemon ou Boris Charmatz. Le Tao Dance Theater partage avec ces chorégraphes la volonté d’explorer les possibles de la danse, afin d’élargir et de repenser notre manière de comprendre le mouvement, le corps, la danse, le temps et l’espace.  

La compagnie traverse, prolonge et surpasse ces deux héritages, qui s’étendent de l’Asie au reste du monde. Ce n’est pas seulement une compagnie chinoise exceptionnelle, ni un membre parmi d’autres d’une communauté chorégraphique universelle, centrée sur le formalisme et l’expérimentation. Le Tao Dance Theater est les deux à la fois, ce qui déjoue les catégorisations et représentations simplificatrices. Combiner ces perspectives permet d’esquisser d’autres pistes d’investigation : comment les artistes se sont-ils inspirés de leurs différents parcours pour mobiliser des esthétiques et des questions plus larges et universelles ? Il n’est pas seulement question ici de Tao Ye dans la Chine d’aujourd’hui, mais aussi de Merce Cunningham dans l’Amérique des années 1960. Pourquoi le discours dominant ne permet-il pas d’envisager l’articulation de l’universel et du particulier de manière plus globale ? 

En se plongeant dans les traditions et filiations dans lesquelles s’inscrit le Tao Dance Theater, on peut élargir le discours autour du mouvement, à l’heure où de plus en plus de compagnies, hors des principaux centres névralgiques de la danse contemporaine et moderne (que l’on identifie souvent comme les États-Unis et l’Europe de l’Ouest), parcourent le monde. Ces dernières ne sont pas juste le reflet de leurs contextes locaux, réduisant la danse à un cliché ethnographique. Elles ne sont pas non plus des compagnies parmi d’autres, qui véhiculent un langage universel du mouvement et du corps. Elles nous offrent l’occasion d’interroger notre manière de concevoir la danse, au-delà des dichotomies de l’universel et du particulier.  

Hentyle Yapp est maître de conférences en études théâtrales à l’Universié de Californie, à San Diego. Il est l’auteur de Minor China: Method, Materialisms, and the Aesthetic et le co-éditeur de Saturation: Race, Art, and the Circulation of Value. Ancien danseur professionnel, il a dansé avec de nombreuses compagnies à New York, Taiwan et San Francisco.  

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