Woman in a black dress and heels falling and coming back up

Gisèle Vienne - le suspens

Léa Poiré

Marionnettes adolescentes, corps aux mouvements hachés ou ralentis, visages brouillés, voix fébriles, crissements, grincements… Gisèle Vienne, le suspens, portrait vidéo réalisé en 2019, offre une plongée contemplative dans l’œuvre protéiforme de l’artiste, alors qu’elle dévoile cet automne sa dernière création.  

En écho aux œuvres filmées ici, Gisèle Vienne propose un éclairage sur le processus d’élaboration d’EXTRA LIFE, dont la première française est prévue en novembre à la Filature de Mulhouse. Abordant des non-dits induits par les violences sexuelles intrafamiliales et l’existence après le traumatisme, cette pièce continue de creuser le postulat qui occupe Gisèle Vienne depuis plus de 20 ans : les violences qui sous-tendent nos sociétés constituent un langage, une culture que nous partageons toutes et tous, mais qui exige parfois d’entendre les silences et de démêler les paroles brouillées. 

« La violence est un langage qui nous structure et fait culture » 

« L’inceste et son déni structurent notre société. Il faut pouvoir penser l’inceste pour pouvoir comprendre nos sociétés. Le cœur de mon travail porte sur les systèmes de signes que sont les cadres perceptifs et la manière dont ils nous structurent. La question de l’inceste, du viol et tout acte de violences sont des gestes qui parlent une langue, ce sont des énoncés. Ce ne sont pas des faits isolés mais des actes qui participent d’un langage qui fait culture et nous structure. On nous apprend à ne pas lire le corps. Mon travail chorégraphique reconnaît que le corps fait langage, la sémiotique du corps est au cœur de notre travail. 

Je travaille avec Katia Petrowick, Theo Livesey et Adèle Haenel depuis plusieurs années. Ces trois danseurs et acteurs sont également co-auteurs de la pièce EXTRA LIFE dans laquelle nous traitons de la vie post-traumatique possible. L’expérience traumatisante qui est comprise, verbalisée, analysée, ainsi que le système sociétal et politique qui va avec, permet de penser l’expérience d’une reconstruction possible. À travers une re-sensibilisation et une articulation de la pensée à l’œuvre, alors l’action et le sentiment de vie deviennent possible. C’est bien le processus de la pensée qui fait forme, sous ses différentes formes justement. EXTRA LIFE relate l’expérience d’un moment. Nous y explorons différentes strates perméables et protéiformes qui constituent la densité de l’expérience de ce moment. Cette exploration, de ce qui fait perception et de ce qui fait pensée, constitue la forme même de la pièce. 

Il s’agit d’envisager une vie possible, après avoir eu le sentiment d’être mort. 

Lorsque dans EXTRA LIFE, le frère, Felix, parle de son rapport aux jeux vidéo à sa sœur, il lui dit : « Klara, tu sais à quel point j’aime les jeux-vidéo. Tu sais pourquoi ? Parce que quand je joue, les règles sont compréhensibles. Le monde est structuré de façon stable. Je peux agir*. » 

Lorsque le frère dit cela à sa sœur, il fait référence à la souffrance générée par un encodage perceptif désorientant, par le sens entravé. Comme l’écrit Sandra Lucbert au sujet des enfants violés d’EXTRA LIFE : « Ce corps grandit, mais avec cet effondrement qu’on – un on familial – lui a mis à l’intérieur. Une expérience hiéroglyphique l’a tracé, qu’il déchiffrera bien plus tard – libérant alors son terrible pouvoir de pulvérisation. Hiéroglyphique : les premières expériences sont suspendues aux qualifications qu’en donnent les adultes, relais du corps social. Or les énoncés qui prétendent caractériser l’inceste sont en réalité une entrave au sens. Ils ne désignent rien sinon le brouillage de ce qu’ils font mine de cerner**. » 

EXTRA LIFE se passe à la fin de la nuit, au retour d’une fête, où Klara et Felix ont rencontré des personnes avec qui ils ont pu parler, et créer du sens. Klara, la sœur, dit au milieu de la pièce : « Il y a une fille à la fête, Felix, elle était trop belle, elle m’a regardée et j’avais l’impression de ressusciter, c’était fou et du coup, je lui ai racontée toute notre vie, et je lui ai dit comment j’avais du mal à vivre et tout… Et puis elle, elle m’a répondu : en fait, aimer quelqu’un, ça s’apprend. C’est devenir ensemble des versions plus sensibles de nous-mêmes, plus intelligentes, et ça c’est possible. C’est trop beau non ? 
…  

Moi, je trouve ça trop beau. 

C’était trop bien cette fête.… 

Tu vois, à un moment, tout le monde s’est mis à parler, et ils en avaient tous des histoires comme la nôtre, Felix ? Qu’ils n’avaient jamais racontées. Je te jure, … 

… C’était fou. 

C’est limpide ce qu’on s’est dit, … et c’est tellement encourageant de comprendre*. » 

Dans EXTRA LIFE, nous cherchons les endroits d’ancrage, de joie et de sens qui nous donnent la possibilité de penser et d’agir face aux expériences violentes. Cela est possible parmi les enclaves dans le corps social dont parle Sandra Lucbert dans le même texte : « Cependant il existe toujours des enclaves dans le corps social, des sous-espaces qui ne ratifient pas les délimitations du sens collectivement stabilisées. Des zones où des collectifs se sont constitués et ont tracé autrement les lignes de la mise en sens. Ce sont les autres ‘autres’ : les bonnes rencontres. Avec et à partir desquelles on peut abattre les cloisons invisibles et faire revenir le mouvement**. » 

EXTRA LIFE parle de la manière dont on peut affronter la violence avec les autres ‘autres’.  

*EXTRA LIFE, texte d’Adèle Haenel, Theo Livesey, Katia Petrowick et Gisèle Vienne. 

**EXTRA LIFE de Gisèle Vienne, texte sur la pièce par Sandra Lucbert, 12 février 2023. » 

Propos recueillis par Léa Poiré 

Léa Poiré est une journaliste indépendante basée à Paris et Lyon. Après des études chorégraphiques, ayant été responsable danse et rédactrice en cheffe adjointe pour le magazine Mouvement, elle s’inscrit aujourd’hui dans le champ du journalisme culturel, l’éducation aux médias et collabore en tant que chercheuse avec la chorégraphe Mette Edvardsen. Elle assure avec Laura Capelle la direction éditoriale du numéro #4 du CN D magazine. 

Gisèle Vienne, le suspens, 2019, 30 minutes 

Last Spring : A Prequel, 2012, réalisation Stéphane Nota 

Jerk, 2008, réalisation Antoine Parouty 

The Ventriloquists Convention, 2015, réalisation Patric Chiha 

I apologize, 2004, réalisation Patric Chiha 

Showroomdummies 2#, 2001, réalisation Stéphane Nota 

This is how you will disappear, 2010, réalisation Stéphane Nota 

Eternelle Idole, 2009, réalisation Stéphane Nota 

Kindertotenlieder, 2007, réalisation Patric Chiha 

The Pyre, 2013, réalisation Stéphane Nota 

Crowd, 2017, réalisation Caroline Detournay et Paulina Pisarek 

Avec l’autorisation de : Gisèle Vienne, Alma Office 

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