May B sous l’œil de ses spectateurs
Claudine Colozzi
Présenté plus de huit cents fois dans le monde entier, May B est à nouveau à l’affiche ce printemps sur les scènes de France et d’Europe. Cette diffusion, exceptionnelle pour un spectacle de danse contemporaine, confère à cette pièce maîtresse du répertoire de Maguy Marin une place singulière, tant dans l’histoire de la danse que dans le cœur de ses publics. Car depuis la création le 4 novembre 1981 au théâtre municipal d’Angers jusqu’à aujourd’hui, ses spectateurs et spectatrices témoignent : May B ne laisse personne indifférent. Reste à leur demander : pourquoi ?
Parqués dans un hospice ou un asile d’aliénés, dix danseurs, augustes aux masques grimaçants et hirsutes, oscillent entre frénésie et obscénité, angoisse de la confrontation aux autres et peur de se retrouver seuls. Les voyageurs velléitaires de May B, pièce emblématique de la nouvelle danse française des années 1980, déplacent leurs corps pesants et leurs défroques. Ils laissent dans leur sillage une traînée blanchâtre. À chaque sursaut ou tressautement, ils libèrent la poussière dont ils sont recouverts. Dans un climat mi-festif, mi-crépusculaire, des clans se forment et semblent vouloir s’affronter ou fuir sans qu’il y ait de réel dénouement. « Je garde de ma première rencontre avec la pièce le souvenir d’une évocation poignante de la condition humaine, analyse Béatrice, éditrice de 55 ans et abonnée au Théâtre de la Ville de Paris depuis 1995. Je me rappelle avoir été traversée de sentiments contradictoires, tristesse et gaîté mêlées, à la fois mal à l’aise et complètement sous le charme. »
Quarante-trois ans après sa création, May B continue de fasciner ses spectateurs. Pour quelle raison cette pièce, quel que soit le moment où on la voit pour la première fois, saisit-elle et bouleverse-t-elle ? C’est là sans doute que réside le mystère des chefs-d’œuvre. Mais si elle entretient avec le public une relation intense, celle-ci a commencé de manière tumultueuse. Lors de sa création en 1981 au théâtre municipal d’Angers, elle a suscité des réactions contrastées, notamment de l’incompréhension. Un sentiment qui traverse encore certains spectateurs qui la découvrent pour la première fois. « J’avoue avoir été complètement déconcerté par ces personnages grimés et ridicules, reconnait François, enseignant approchant la cinquantaine, qui a vu la pièce en 2006 dans le cadre du festival Paris Beckett à l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain, dont l’univers a inspiré May B. Je ne l’ai pas rejetée en bloc mais j’ai eu l’impression d’être passé à côté alors que j’en avais tellement entendu parler. »
Si May B laisse rarement indifférent, c’est qu’elle touche au cœur d’un questionnement universel avec une radicalité et une volonté de rupture qui perturbent. Dans cette pièce, il est question de domination et d’exploitation, de souffrance et de solidarité. « On navigue avec les personnages durant toute la pièce comme on déroulerait notre vie, traversés par un mélange de tristesse et d’espoir. Avec à chaque instant une question en suspens qui nous fait retenir notre souffle : vont-ils rester debout ou chuter ? », confie Samira, consultante et spectatrice de danse contemporaine depuis une vingtaine d’années. Si la pièce marque les esprits, c’est parce qu’elle prend le spectateur à partie. « Les dix interprètes évoluent dans un monde clos, fermé, hermétique. À un moment, ils s’arrêtent et nous regardent. Ils nous happent de telle façon que nous n’avons pas d’autre choix que de monter sur scène avec eux », analyse Martine Maleval, maîtresse de conférences à l’Université de Lorraine, autrice de May B dans la collection « Chefs-d’œuvre de la danse ».
Les choix musicaux contribuent aussi à la puissance de la pièce et ont imprimé l’imaginaire collectif. De Schubert, avec la voix déchirante de Dietrich Fischer Dieskau dans le dernier lied de Winterreise, à Gavin Bryars qui donne à entendre un sans-abri qui chante Jesus blood never failed me yet en fin de spectacle. « Quel choc !, se remémore Patricia, attachée de presse et ancienne danseuse qui a découvert la pièce en 1982 au festival d’Avignon. Je débutais et j’allais voir le plus de spectacles possible. La musique m’a habitée longtemps. Je me suis précipitée pour trouver des enregistrements. Il faut dire que c’était une époque où nous n’avions pas tout sous la main via internet. »
Dans le livre d’entretiens avec le professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre Olivier Neveux publié il y a quelques mois, Maguy Marin porte un regard intransigeant sur le succès de sa pièce. « Pour moi, cette adulation est une façon de rendre la pièce inoffensive. » Un constat que tempère Martine Maleval : « Avant de la montrer à mes étudiants puis de la faire tourner en boucle sur mon ordinateur, j’ai dû la voir pour la première fois en 1984 ou 1985. La chose que j’ai toujours eue en mémoire, c’était un bouleversement des codes. Aujourd’hui, je constate qu’elle a gardé cette dimension subversive et qu’elle peut encore choquer. »
Révolutionnaire par sa forme, May B met en mouvement un chœur en charentaises qui avance à petits pas glissés, ses membres se reniflant, se toisant, se frottant les uns aux autres. « Vingt-cinq ans après ma première rencontre avec cette pièce, je me souviens avec émotion des quelques mots qui revenaient en boucle : “Fini, c’est fini. Ça va finir, ça va peut-être finir”, raconte Céline qui a longtemps pratiqué la danse avant de devenir médecin. J’ai prévu d’aller la revoir. J’espère être frappée par la puissance toujours vivace de son propos. »
Au milieu des années 1990, encore étudiante à l’École Supérieure de Journalisme de Lille, Claudine Colozzi effectue un stage à la revue Les Saisons de la danse où elle apprend à aiguiser son regard critique. Journaliste en presse magazine, formatrice, elle écrit sur des sujets très variés, tout en continuant de nourrir sa curiosité inépuisable pour la danse. Elle est l’autrice d’ouvrages documentaires pour la jeunesse dont L’Encyclo de la danse (Gründ), Dans les coulisses de l’Opéra, La danse classique et Passion hip-hop (Nathan).
May B
Chorégraphie : Maguy Marin
Du 26 au 28 mars 2024 au Théâtre de Gennevilliers
Du 4 au 6 avril à la Scène nationale du Sud-Aquitain, Bayonne
Les 21 et 22 avril au Sadler’s Wells, Londres, Angleterre
Le 4 juin dans le cadre du Festival Dance First au Stadtsall, Fürstenfeldbruck, Allemagne
May B, Maguy Marin
Martine Maleval
Nouvelles éditions Scala, collection « Chefs-d’œuvre de la danse »
Parution : septembre 2023
Toucher au nerf
Conversation avec Olivier Neveux
Éditions Théâtrales, collection « Méthodes »
Parution : décembre 2023