Pour deux brésiliens, la danse française conserve son aura
Callysta Croizer
Originaires du Brésil, Luciana Sagioro et Lucas Resende ont traversé l’Atlantique pour étudier la danse en France – l’une à l’École de danse de l’Opéra de Paris, l’autre à l’École du Cndc d’Angers. Deux parcours qui soulignent l’influence des modèles classique et contemporain français à l’international.
Lorsqu’elle a quitté Rio de Janeiro pour Paris à la fin du mois d’août, Luciana Sagioro, 16 ans, s’apprêtait à vivre « un rêve ». Quelques mois plus tôt, elle décrochait la bourse d’études « Jeune Espoir » pour sa 3e place au Prix de Lausanne 2022 – prestigieux concours international de danse classique – et recevait des propositions d’admission de la part de huit académies européennes. Mais son choix s’est porté sur l’École de danse de l’Opéra. « C’était une chance inestimable, explique-t-elle. C’est un lieu très fermé, et peu de gens ont l’opportunité d’être invités à entrer dans cette école. Je n’ai pas hésité une seconde. »
Pour Lucas Resende, au contraire, étudier la danse contemporaine en France n’avait rien d’une évidence. Après avoir initié sa carrière de danseur et chorégraphe sur la scène brésilienne, il a été profondément bouleversé par En Atendant, pièce créée en 2010 par Anne Teresa De Keersmaeker. « Ce spectacle a changé ma vie, se souvient-t-il. C’est là que je me suis dit que je devais aller en Europe. » Arrivé à Bruxelles en 2013, il a d’abord tenté d’intégrer l’école P.A.R.T.S. : « Je savais que ce serait difficile, car la plupart des établissements n’acceptaient pas les élèves de mon âge. » Finalement, c’est grâce à sa rencontre avec Noé Soulier, chorégraphe et directeur du Cndc, qu’il a rejoint en 2021 le centre de formation angevin, après avoir passé une audition en vidéoconférence – Covid oblige.
Les artistes brésiliens ont depuis longtemps investi le paysage de la danse française, mais Luciana Sagioro et Lucas Resende constatent tous deux que l’inverse ne va pas de soi. Si du côté du contemporain, le second avait vu danser Emmanuelle Huynh et Mathilde Monnier lors des festivals internationaux de Belo Horizonte, la première explique qu’il est « très rare de voir des danseurs français là-bas ».
Malgré la distance, l’univers chorégraphique français a pourtant bien incarné une source d’inspiration pendant leurs formations – d’abord grâce à des captations de spectacles et clips vidéos publiés sur internet. Au fil de son parcours avec la compagnie Primeiro Ato et de sa licence en danse à l’Université Fédérale du Minas Gerais (UFMG), Lucas Resende a étudié les travaux de « Laurence Louppe et de grands philosophes comme Foucault et Bataille ». Une véritable « richesse » qu’il a retrouvée dans la double vocation théorique et créative de la formation proposée au Cndc. « Je veux faire de la recherche, explique-t-il, apprendre à parler de ce que je fais. » En effet, il trouve en France un espace de production intellectuelle plus développé qu’au Brésil – qui valorise plutôt l’apprentissage par la pratique – et s’étonne de voir que son nouvel environnement a déjà changé son expression corporelle : « Je sens que ma façon de danser est moins sauvage ici, moins enragée, car tout est très calme autour. Au Brésil, tout va à cent à l’heure, alors qu’à Angers, la ville est petite et n’est pas dangereuse. »
Dans le monde du ballet, la réputation de la danse française joue également un rôle dans l’attractivité des formations – pour d’autres raisons historiques. Si Luciana Sagioro a été formée aux bases du classique par la méthode de la Royal Academy of Dance, puis au raffinement du « corps et [de] l’expressivité » par le biais de la technique Vaganova, elle a pourtant choisi la France pour « honorer les origines du ballet classique », et adhère à l’image de gardienne « des grandes traditions du monde de la danse » que conserve l’Opéra de Paris à l’étranger. « On travaille surtout la technique des jambes et des pieds, la pureté du mouvement », explique la jeune danseuse quelques mois après son arrivée à l’École de l’Opéra.
Les danseuses et danseurs venus d’Amérique du Sud restent rares dans les compagnies françaises. Seuls Brésiliens de leurs écoles respectives, Luciana Sagioro et Lucas Resende sont d’abord confrontés à l’obstacle linguistique. De plus, si le jeune danseur contemporain savait « que plusieurs artistes brésiliens étaient passés par le Cndc, comme Volmir Cordeiro et Elisabeth Finger », le déracinement culturel rend « très difficile d’[y] être le seul Latinoaméricain ». Luciana Sagioro considère cette faible représentation comme un enjeu de sa présence à l’Opéra : « Ici, je représente ma nation et, qui sait, peut-être que cela ouvrira des portes pour de futurs talents. »
Ce futur, ils l’envisagent tous deux sous la forme d’un dialogue interculturel. En tant que danseur et chorégraphe, Lucas Resende souhaite « vivre entre le Brésil et la France, en collaborant avec d’autres artistes ». Si le pays lui « manque beaucoup », il reconnaît que l’« accès à la culture et à la création » est plus favorable aux artistes en France qu’au Brésil, où il souffre de l’absence de politiques culturelles stables. Quant à Luciana Sagioro, qui aspire à entrer dans le corps de ballet de l’Opéra de Paris, il s’agit pour elle de trouver l’équilibre entre « la norme » imposée par l’institution et la préservation de ses origines, pour « transmettre un peu du style brésilien en France ».