Bouchra Ouizguen : sororité, à corps et à cris

Adnen Jdey

Une femme de profil avec un foulard noir retenant ses cheveux et une chemise blanche, porte sur son dos une autre femme vêtue à l’identique.

Avec Éléphant, une création née en pleine nature marocaine, Bouchra Ouizguen se plonge dans le répertoire musical traditionnel des Laâbates – et part en quête de sororité aux côtés de quatre autres interprètes.

Obstinée, Bouchra Ouizguen continue à créer au plus près de ses racines. « Comme mes précédentes créations, explique-t-elle à propos d’Éléphantce spectacle a été entièrement créé au Maroc, mais cette fois-ci à la montagne. Marcher, chanter, conter, être dans la nature nous a imprégnées. » La chorégraphe originaire d’Ouarzazate avoue toutefois ne pas avoir songé à ce qui pouvait lier cette création entièrement féminine, présentée pour la première fois en juin à Montpellier Danse et repris en septembre au Centre Pompidou puis au T2G, à ses autres spectacles : « Je me dis à chaque fois que c’est le dernier. »

Elle y retrouve pourtant sur scène des complices de longue date, comme Milouda El Maataoui et Halima Sahmoud, membres de sa compagnie. Toutes deux sont versées dans les musiques et danses traditionnelles du Maroc. « Dans ce spectacle, il s’agit de donner à entendre le répertoire des Laâbates, qui signifie “les joueuses” », explique Bouchra Ouizguen. Si les Laâbates sont aussi libres et honnies par le regard patriarcal au Maroc que les ensembles musicaux mixtes comme les Chikhates, elles forment en revanche des groupes de chant et de danse exclusivement féminins très sollicités pour animer les fêtes conviviales et les réunions familiales (mariages, baptêmes), aussi bien en milieu citadin que dans les villages du pays.

La gestation d’Éléphant remonte à quelques années. Entre la présente version et les premières amorces du projet, présentées notamment de la Biennale de Rabat en 2019, Bouchra Ouizguen a procédé par étapes, en quête d’une liberté de création acquise au fil des rencontres. Le format n’a pas été dicté à l’avance : il n’y avait pas selon elle d’attente particulière concernant un spectacle en bonne et due forme, le processus ayant également été chamboulé par la pandémie.

À la distribution marocaine, la chorégraphe a finalement choisi d’associer à l’automne 2021 une interprète française, Joséphine Tilloy. Celle-ci avait rencontré Bouchra Ouizguen cinq ans plus tôt, lors d’un atelier au Nouveau Théâtre de Montreuil, avant de rejoindre l’équipe du spectacle Corbeaux. Arrivée en territoire inconnu sur cette nouvelle création, alors que la pièce était déjà en partie créée, Joséphine Tilloy doit également composer avec les contraintes de la pandémie, se souvient-elle : « Il y a eu un petit temps d’attente avec les frontières fermées, puis j’ai retrouvé Bouchra, Halima, Milouda et Mylène au Maroc en mars dernier. »

Le répertoire musical de la pièce, que la danseuse ne connaissait « que très peu », l’a d’emblée interpellée par le travail qu’elle est appelée à effectuer « autour et avec ». C’est par des promenades dans l’Atlas, et non par des répétitions de danse ou par le chant, que le travail commun a commencé. « Bouchra m’a ensuite demandé d’observer une première structure sur laquelle elles avaient travaillé, détaille-t-elle, avant de me proposer un premier costume, un espace, des rythmes – et enfin de me jeter dans cette structure à ma manière, avec mes outils. »

Si les traditions du Maroc reprises dans Éléphant ont des racines anciennes, certains répertoires y sont encore pratiqués de nos jours. « Les chants, les danses, et les musiques populaires marocaines pour moi n’appartiennent pas au passé », explique la chorégraphe. Il n’est pas pour autant question de compilation sur scène : ces ingrédients vivants bougent avec le temps, et quelque chose de dialectique se joue constamment chez Bouchra Ouizguen entre le répertoire traditionnel, librement revisité, et la vocation du contemporain. Elle ne fait pas mystère de cette double greffe. « Le répertoire chorégraphique traditionnel est mon école. À partir de là, s’en éloigner, jouer avec, le frictionner, l’embrasser – [ce sont] autant de jeux m’intéressent avec ce répertoire extrêmement riche pour son histoire, son oralité, sa poésie. »

Une femme portant une chemise blanche, bras gauche vers le haut tenant une deuxième femme par le haut du dos. © Éléphant, Bouchra Ouizguen, © Tala Hadid

Éléphant, Bouchra Ouizguen, © Tala Hadid

Depuis Ottof (2015), Corbeaux (2016) et Jerada (2018), Bouchra Ouizguen porte un profond intérêt au son et à la voix en live, exutoires où les joies et les peines jaillissent à l’état brut. Socialement refoulées, les voilà soudain, ces voix féminines, flottant à la surface. « J’ai été sensible à la question du son que je devais aborder par des entrées différentes de celles que j’utilise habituellement, souligne Joséphine Tilloy. C’est ce son et les moments de vie lors des résidences de création qui nous ont fait entrer en mouvement. J’avais aimé la proposition de Corbeaux et la manière dont Bouchra nous y avait fait entrer, avec peu de mots, des sons, les yeux fermés. Et surtout le plaisir de sauter dans cette nouvelle matière. »

On parle dans Éléphant, également – un texte dit en arabe, sans traduction lors de la première à Montpellier. Un parti pris temporaire, explique la chorégraphe : « Depuis la première du spectacle, nous sommes en chemin sur cette traduction. Ce n’était pas un choix de ne pas traduire, mais une volonté de ne pas mal traduire. » Voix et corps sont organisés en direction d’un rituel plus chanté que dansé, où le féminin tutoie au pluriel la détresse des travaux et des jours. Sans empêcher l’expression d’une individualité vivante : du point de vue de Bouchra Ouizguen, l’histoire des Laâbates, comme celle de toutes les héroïnes invisibles du quotidien qui forment un chœur, ne s’aiguise qu’en portant la différence de chacune.

Serait-ce une forme de réparation ? « Je le conçois comme une sororité », répond la chorégraphe. Une sororité qui suture de râles et de cris les fragilités et les solitudes des autres, et qui a formé la matière d’Éléphant, suggère-t-elle : « C’est de cet humble travail d’artisan-artiste de chacun et chacune au service du collectif que naît l’œuvre. »

 

Éléphant
chorégraphie Bouchra Ouizguen
du 14 au 17.09.2022 au Centre Pompidou
et les 29 et 30.09.2022 au T2G Théâtre de Gennevilliers,
dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
puis le 11.10.2022 à Points communs Cergy-Pontoise / Val d'Oise
et le 18.10.2022 à Espaces pluriels, Pau
bouchraouizguen.com

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