Danse contemporaine africaine 

Une économie entre deux continents 

Isabelle Calabre 

Quatre danseuses sur pointes, sur scène, de dos.

Germaine Acogny au Sénégal, Salia Sanou au Burkina Faso, Rachelle Agbossou au Bénin ou Florent Mahoukou depuis le Congo, tous ces danseurs et chorégraphes sont formels : le soutien structurel à la danse contemporaine en Afrique repose très majoritairement sur les fonds européens et plus particulièrement français. Le spectacle vivant fait en effet rarement l’objet de politiques culturelles nationales et locales dédiées. Artistes et acteurs du champ chorégraphique composent donc avec un système de financement qui, après avoir poussé certains créateurs à modeler leurs formes artistiques en fonction des attentes du marché occidental, tend aujourd’hui à valoriser un recentrement sur le continent, dans un nouveau rapport Sud-Nord. 

Paris, 25 octobre 2023, quai Conti. Sous la prestigieuse coupole du Palais de l’Institut de France, Germaine Acogny reçoit le Grand Prix de la section Chorégraphie de l’Académie des Beaux-Arts. Conformément au principe de cette distinction, la Franco-sénégalaise répartit sa dotation de 30 000 € entre trois artistes dont elle apprécie le travail : la Béninoise Rachelle Agbossou, le Béninois Amadou Lamine Sow et l’Ivoirienne Ange Kodro Aoussou-Dettmann. Moins de deux mois plus tard, « Maman Germaine », comme elle est surnommée par les artistes africains, est à nouveau à l’honneur. Mais cette fois, c’est pour dénoncer dans une série de représentations de son spectacle Dialaw Project, mis en scène par Mikaël Serre, le projet de construction d’un port industriel à Toubab Dialaw. Dans ce village de pêcheurs sur la côte au sud de Dakar, elle a créé il y a vingt ans avec son époux Helmut Vogt un haut lieu de formation pour la danse, L’École des Sables, menacé par ce projet pharaonique.

Interprètes sur scène pour Dialow Project.

Dialow Project de Mikaël Serre et Germaine Acogny © Joseph Banderet

D’un côté les honneurs, de l’autre la précarité. Et une particularité : les deux événements se sont déroulés dans la capitale française, illustration de la place stratégique, notamment en matière de financement, que l’Hexagone et au-delà l’Europe occupent dans le circuit de création, de diffusion et de reconnaissance de la danse contemporaine africaine. Le programme Dance Reflections de l’entreprise française de joaillerie Van Cleef & Arpels finance ainsi les bourses attribuées par L’École des Sables à une trentaine de danseurs, venus de tout le continent suivre la formation Afrique Diaspora. Initiée en 2022 et découpée en trois modules intensifs de dix semaines, celle-ci se clôt en juillet prochain sur le thème « Où sont les œuvres des créateurs noirs ? ». « Le soutien à l’éducation est, avec la transmission et la création, l’une de nos trois valeurs phares, explique Serge Laurent, directeur des programmes Danse et Culture de la maison. En tant que programmateur issu de l’Occident, il nous revient d’ouvrir le regard sur les autres cultures et de nous demander de quoi l’Afrique a besoin, mais de veiller aussi à ce que ce développement se fasse in situ, sur le continent. »   

 

Sur le volet production et diffusion, même constat : « La plupart des possibilités de mobilité et de production sont financées par les Instituts français ou par l’Union Européenne », reconnaît la chorégraphe Rachelle Agbossou. « Au Bénin, il n’existe pas d’accompagnement structurel de l’État, ni de subventions pour payer les artistes dans les rares salles accueillant des spectacles de danse. » Grâce à l’argent du prix de l’Académie – une « bouffée d’oxygène! » –, elle pourra réinstaller son Walô Dance Center, créé en 2020 à Abomey-Calavi, sur un terrain lui appartenant sans être soumise à la spéculation s’exerçant sur les baux locatifs. Si son espace a bénéficié, à sa naissance, d’un soutien du Fonds des arts et de la culture du Bénin, venu s’ajouter à celui de l’Europe, les signes d’intérêt du gouvernement en faveur de la danse demeurent sporadiques. Quant aux entrepreneurs privés, « ils n’y croient pas encore suffisamment pour investir ». Résultat : « On se bat tout le temps. » 

Groupe de danseuses sur scène.

Agodjie, Rachelle Agbossou © Sophie Négrier

Ce n’est pas Florent Mahoukou qui la démentira. Le chorégraphe congolais est rentré en 2017 à Pointe-Noire après dix ans de résidence en France. Il est alors décidé à arrêter la danse, conscient que vivre de son art dans son pays est quasi impossible. Il raconte ses interrogations dans un moyen métrage Face to Face, filmé sur place avec les moyens du bord et primé dans de nombreux festivals de documentaires depuis sa sortie en 2021. Dans le même temps son auteur entamait un changement radical d’activité, en suivant une formation de « technicien supérieur de contrôle non destructif ». Exercer en parallèle ce nouveau métier lui permet de financer désormais lui-même ses performances et ses créations, auxquelles il prend toujours « beaucoup de plaisir ». Il compte les proposer en ligne depuis l’Afrique aux programmateurs étrangers, « à condition d’avoir une bonne connexion internet! »  

 

Fondateur du festival Dialogue de Corps et co-directeur du Centre de développement chorégraphique La Termitière à Ouagadougou, Salia Sanou a choisi de composer avec la conjoncture. Il analyse : « Si en Afrique il existe çà et là quelques soutiens, ils ne sont pas à la hauteur des besoins. Au Burkina Faso, comme dans de nombreux pays africains, la priorité n’est pas à la danse mais à l’éducation, au réseau routier, à la santé… Il ne sert à rien de se placer dans une position morale où l’on considèrerait que la danse africaine doit avoir un financement africain. Il est préférable de s’inscrire d’emblée dans la globalité du monde, et d’aller chercher les budgets là où ils se trouvent. » La Termitière en est un bon exemple : sa construction en 2005 a été prise en charge par le gouvernement français, sur un terrain concédé à l’association gérant le CDC par l’État burkinabé, lequel règle depuis les factures d’eau et d’électricité, soit 50 % du budget de fonctionnement annuel. Néanmoins, en l’absence de toute subvention pérenne, les accueils en résidence, les actions de formation et le festival Dialogue des corps dépendent pour beaucoup, sur le plan financier, des appels à projets de l’Institut Français et d’autres partenaires étrangers. Avec le risque que les cahiers des charges de ces dispositifs conditionnent et modèlent des formes de création supposées plaire à l’Occident. 

Une valise et un bouquet de fleurs sur le sable.

Capture d'écran du film Face to Face de Florent Mahoukou

« Nous sommes souvent, les Français, les partenaires historiques de nombreux projets sur le continent africain, rappelle Sophie Renaud, directrice de la coopération et dialogues des sociétés de l’Institut Français. Nous connaissons leurs écosystèmes et inscrivons notre action sur la durée, là où d’autres s’intéressent à certains acteurs ou secteurs, avec des capacités budgétaires parfois plus ambitieuses que les nôtres mais jamais sur du long terme. » Et de souhaiter ardemment « que d’autres acteurs, locaux ou internationaux, prennent le relais de nos instituts pour faire vivre les initiatives des artistes ». Dans cet esprit, et tout en demeurant le partenaire financier de référence, l’institution a transmis à un comité de personnalités de la danse africaine la gouvernance et le pilotage de « la Biennale », principale manifestation chorégraphique à l’échelle du continent. 

Quatre danseuses sur pointes, sur scène, de dos.

Hatched Ensemble, Mamela Nyamza © Mark Wessels

L’édition 2023, qui s’est tenue en novembre au Mozambique à Maputo, était ainsi placée sous la direction artistique de Hafiz Dhaou (Tunisie), Taoufik Izzediou (Maroc), Qudus Onikeku (Nigéria), Salia Sanou (Burkina Faso), Virginie Dupray (RDC-France) et Quito Tembe (Mozambique), directeur de la Bienal Kinani et hôte de l’événement. Au-delà de la diversité et de la qualité des propositions, ce dernier se félicite d’avoir « pris le risque de programmer des grandes formes avec de nombreux danseurs », comme Hatched Ensemble de la Sud-Africaine Mamela Nyamza, ou encore Vagabundus du Mozambicain Idio Chichava, bien au-delà des critères habituels de tournée occidentale. Une façon pour Tembé, artiste engagé, d’« affirmer notre propre langage et notre danse, sans chercher à faire des produits pour le marché européen ». Le succès remporté par ces pièces auprès des quelque 300 programmateurs présents – dont une trentaine venus des pays africains – le conforte dans la conviction que faire bouger certaines lignes est possible. Quitte à parier sur des représentations ouvertes et des lieux non conventionnels, comme la mairie et la poste, afin de pallier la rareté des salles dédiées. Et remettre ainsi, durant huit jours, « la danse partout ». 

 

Journaliste culture et danse, Isabelle Calabre collabore à divers magazines et sites spécialisés. Elle écrit également pour plusieurs théâtres et festivals, et est notamment l’autrice de livres sur le hip-hop et de l’album jeunesse Je danse à l’Opéra (éd. Parigramme). Depuis 2018, elle mène un travail de recherche sur les quadrilles des Antilles et de la Guyane, danses sociales du monde créole, qui a reçu en 2020 le soutien du CN D. 

 

Formation Afrique Diaspora module 3 

du 29 avril au 7 juillet à l’École des Sables, Toubab Dialaw, Sénégal 

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Hatched ensemble 

Chorégraphie : Mamela Nyamza 

Le 18 juin à Lille dans le cadre du festival les Latitudes Contemporaines 

 

Vagabundus 

Chorégraphie : Idio Chichava 

En juin à l’Atelier de Paris CDCN dans le cadre de June Events 

 

Face to Face 

Réalisation : Florent Mahoukou 

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Walô Dance Center 

Abomey-Calavi, Bénin 

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CDC La Termitière 

Ouagadougou, Burkina Faso 

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Bienal Kinani 

Maputo, Mozambique 

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École des sables 

Toubab Dialaw, Senegal 

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