Pina Bausch et le Tanztheater Wuppertal crèvent l’écran

Marisa Caitlin Hayes

Danseurs sur la plage, extrait du Sacre du Printemps de Pina Bausch

Existe-t-il une autre compagnie de danse qui ait été autant filmée que le Tanztheater Wuppertal de Pina Bausch ? La question est légitime, quand on se penche sur la longue liste des films dans lesquels la chorégraphe allemande et sa compagnie apparaissent. Des documentaires aux fictions sur grand écran, de Pedro Almodovar à Chantal Akerman, sans parler du passage de Pina Bausch elle-même derrière la caméra, la filmographie du Tanztheater Wuppertal se déploie sur une quarantaine d’années, le film Dancing Pina de Florian Heinzen-Ziob sorti en avril en France étant le dernier en date. Comment le style chorégraphique de Pina Bausch a-t-il créé ce lien entre le monde du cinéma et celui de la danse ? Et comment cette relation a-t-elle évolué au fil du temps ? 

Avec son mélange unique de sons, de décors et de costumes, la nature interdisciplinaire des productions du Tanztheater Wuppertal se prête bien au monde de l’audiovisuel. De plus, la compagnie est cosmopolite et effectue régulièrement des tournées depuis sa création, ce qui multiplie les possibilités de collaborations cinématographiques à l’étranger. Mais c’est la présence puissante de Pina Bausch et les explorations de la condition humaine par ses danseurs qui ont su capter l’intérêt du monde du cinéma sur le long terme. Dans Un jour Pina a demandé (1983), Chantal Akerman parle d’une « émotion très forte qu[’elle] n’arrive pas à définir ». 

Le portrait du Tanztheater Wuppertal réalisé par l’influente cinéaste belge est sorti dix ans seulement après la création de la compagnie. Bien qu’initialement conçu pour la télévision, ce documentaire de 57 minutes reste un incontournable des institutions artistiques grâce au travail subtil de caméra d’Akerman, composé de longues prises fixes. Associant des extraits de spectacles et des séquences tournées en coulisses, Un jour Pina a demandé offre une puissante immersion dans l’univers artistique de Pina Bausch à ses débuts. 

Danseuses en mouvement dans un studio de danse, deux debout et une assise.

« Dancing Pina », Florian Heinzen-Ziob © Dulac Distribution

Bien que Pina Bausch ait rarement dansé ses propres chorégraphies, son rôle obsédant dans Café Müller (1978) a laissé une marque indélébile sur deux autres piliers du cinéma d’auteur, Federico Fellini et Pedro Almodovar. La performance de Pina Bausch, les yeux fermés et les bras tendus, a incité le réalisateur italien à lui confier le rôle d’une aristocrate aveugle dans l’un de ses derniers films, E la nave va (Et vogue le navire, 1983). Rejoignant un casting composé de personnages excentriques, la princesse jouée par Pina Bausch est plongée dans un méli-mélo de vignettes surréalistes et comiques, qui ne sont pas sans rappeler celles de ses propres créations scéniques. 

Les spectateurs avertis remarqueront peut-être une affiche de Pina Bausch dans Café Müller dans le film Todo sobre mi madre (Tout sur ma mère) de Pedro Almodovar, sorti en 1999. Son film suivant, Hable con ella (Parle avec elle, 2002), s’ouvre sur un passage du même spectacle dansé par le Tanztheater Wuppertal. La scène initie une rencontre improbable entre deux hommes et souligne le contraste qui se joue dans le film, entre les corps mobiles et immobiles. Almodovar a estimé que la danse de Pina Bausch dans Café Müller « représentait le mieux les limbes dans lesquels vivaient les protagonistes de [s]on histoire ». Les mouvements expressifs et chargés d’émotion de la chorégraphe sont si essentiels à ce mélodrame complexe que le film se termine par une autre représentation du Tanztheater Wuppertal : le plus optimiste Masurca Fogo

À côté de ces diverses collaborations, Pina Bausch a elle-même produit une œuvre chorégraphique unique pour le cinéma, Die Klage der Kaiserin (La Plainte de l’impératrice). Filmée entre 1987 et 1989, la « cinédanse » de Pina Bausch s’ouvre sur un plan montrant une femme qui peine à diriger un appareil souffleur rebelle sur une pente raide couverte de feuilles mortes. Explorant les possibilités de mouvement offertes par un lieu spécifique, Pina Bausch utilise aussi l’intimité du plan rapproché et du gros plan pour souligner les nuances dans l’expression de ses interprètes. 

Quatre silhouettes de danseurs exécutant le même mouvement sur la plage au soleil couchant

« Dancing Pina », Florian Heinzen-Ziob © Dulac Distribution

Pendant ce temps, de nombreux documentaires sur le Tanztheater Wuppertal continuent d’être diffusés à la télévision, dont Das hat nicht aufgehört, mein Tanzen (Cela ne s’est pas arrêté, ma danse, 1994) d’Eva-Elisabeth Fischer et Frieder Käsmann, remarquable pour sa conversation avec Pina Bausch sur son processus créatif, inhabituellement révélatrice. En 2003, le chorégraphe et cinéaste Régis Obadia a réalisé Dominique Mercy danse Pina pour Arte qui pose un regard perspicace sur la première génération de danseurs de Wuppertal et sur l’amitié de longue date entre cet interprète et la chorégraphe. 

Après de nombreux courts-métrages, tels que Coffee with Pina (Lee Yanor, 2006), les années 2010 ont marqué le début d’une ère de longs-métrages documentaires de plus en plus médiatisés, qui ont bénéficié d’une diffusion plus large dans les salles de cinéma. Tanzträume (Rêves dansants, 2010), de Rainer Hoffmann et Anne Linsel, suit une collaboration avec des lycéens de la ville de Wuppertal qui se préparent à interpréter Kontakthof de Bausch. L’affection que la chorégraphe porte à ces jeunes amateurs est visible à l’écran, ces images sont parmi les dernières où l’on voit Pina Bausch au travail. 

Le décès soudain de la chorégraphe en 2009 a marqué un tournant pour la compagnie et a influencé la façon dont les films allaient désormais représenter le Tanztheater Wuppertal. À l’époque, Wim Wenders, l’un des représentants les plus célèbres du « nouveau cinéma allemand », était en phase de préproduction d’un film en 3D mettant en scène les danseurs de Bausch. Ce projet est devenu Pina (2011), qui capture la transition singulière du Tanztheater Wuppertal avec des danseurs en deuil qui parlent et dansent en hommage à Pina Bausch. 

Un homme en costume se fait pincer le nez par une femme en robe du soir violette.

«Les rêves dansants », Anne Linsel et Rainer Hoffman © Jour2fête distribution

Les questions liées à l’héritage de la chorégraphe qui ont émergé dans Pina trouvent des réponses dans le récent Dancing at Dusk: A Moment with Pina Bausch’s The Rite of Spring (2020) – un projet de spectacle conçu conjointement par la Fondation Pina Bausch, l’École des Sables et le Sadler’s Wells et filmé pendant la pandémie –, et dans Dancing Pina de Florian Heinzen-Ziob (2022). Ces deux films montrent comment l’œuvre de Bausch est aujourd’hui mise en scène par des danseurs extérieurs au Tanztheater Wuppertal. Dans ce dernier titre, on peut observer les membres de la distribution originale transmettre la chorégraphie avec une rigueur respectueuse tout en laissant suffisamment de liberté aux nouveaux interprètes pour qu’ils s’approprient les rôles. 

Des auteurs célèbres et des techniciens anonymes ont créé sans forcément le vouloir ces archives qui donnent un aperçu humaniste de la compagnie et de sa fondatrice à mesure qu’ils traversent les différentes phases de leur développement. Elles témoignent non seulement d’un répertoire chorégraphique et d’un héritage grandissants, mais aussi de l’évolution des danseurs et de leurs relations. Dans Dancing Pina, la danseuse Malou Airaudo rappelle l’éthique artistique de Bausch : « Nous cherchons qui nous sommes en tant qu’êtres humains », une quête qui transcende aisément les frontières artistiques entre la scène et l’écran. 

 

Marisa Caitlin Hayes écrit sur le cinéma et la danse pour diverses publications telles Dance International, Dance Magazine et Alternatives théâtrales. Actuellement rédactrice en chef de la revue The International Journal of Screendance, ses recherches scientifiques portent sur les croisements entre le cinéma et la danse. Son livre Ju-on, édité par Liverpool University Press, explore l’influence de la danse butô sur le film éponyme de Takashi Shimizu. Elle est actuellement directrice de mémoire pour le diplôme de Masters en cinédanse à The Place – London Contemporary Dance School et codirige le Festival international de vidéo-danse de Bourgogne.  

Visuel principal : « Dancing Pina », Florian Heinzen-Ziob © Dulac Distribution

 

Un jour Pina a demandé 
Réalisation Chantal Akerman 
Disponible en VOD 
https://www.centredufilmsurlart.com/films/un-jour-pina-a-demande/ 

Parle avec elle 
Réalisation Pedro Almodovar 
Disponible en DVD et VOD 
https://www.lacinetek.com/fr/film/parle-avec-elle-pedro-almodovar-vod 

Dominique Mercy danse Pina 
Réalisation Régis Obadia 
Disponible en ligne 
https://www.numeridanse.tv/videotheque-danse/dominique-mercy-danse-pina-bausch?s 

It Did Not Stop, My Dancing 
Réalisation Eva-Elisabeth Fischer et Frieder Käsmann 
Disponible en ligne 
https://www.pinabausch.org/post/it-did-not-stop-my-dancing 

Les Rêves dansants 
Réalisation Rainer Hoffmann et Anne Linsel 
Disponible en DVD et VOD 
https://boutique.arte.tv/detail/reves-dansants-sur-les-pas-de-pina-bausch 

Pina 
Réalisation Wim Wenders 
Disponible en DVD et VOD 
https://vod.canalplus.com/cinema/pina/h/104090_40099 

Dancing at Dusk: A Moment with Pina Bausch’s The Rite of Spring 
Disponible en ligne 
https://www.pinabausch.org/post/dancing-at-dusk 

Dancing Pina 
Réalisation Florian Heinzen-Ziob 
Disponible en VOD 
https://boutique.arte.tv/detail/dancing-pina 

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